PAR RÉMI HUGUES.
Article en 6 parties, publiées à dater du dimanche 28 mai, puis les jours suivants.
La revanche de Fukuyama ?
La vague frériste suivait immédiatement la vague démocratique, laquelle avait été présentée comme la revanche de Fukuyama sur Huttington. Là où on l’attendait le moins, la démocratie libérale triomphait, pouvaient dire les « fukuyamistes » qui voient l’homo democraticus comme le dernier homme nietzschéen, en s’appuyant sur des déclarations du genre de celle du Tunisien Yahd Ben Achour, président de l’instance juridique en charge des élections de l’Assemblée constituante de juillet 2011 :
« C’est la première fois que dans le monde arabe, à la surprise de tous, le peuple se soulève. […] Nous avons compris par là que la légende de la démocratie importée de l’Occident est morte. Elle n’était qu’une fausseté colportée par tous les chefs en mal de dictature ou par leurs amis occidentaux, qui nous laissaient entendre par leurs propos que la démocratie était l’apanage des belles et nobles nations et que, pour nous, la dictature avec le pain était meilleure. »[1]
Or c’est oublier que c’est l’organisation la moins démocratique qui soit, l’armée, qui a acté – aussi bien en Tunisie qu’en Égypte – le renversement du « dictateur » en place. L’historien Benjamin Stora évoque, concernant le cas tunisien, « une possible connivence entre certains cercles militaires et des islamistes de la mouvance des Frères musulmans »[2], tandis qu’« en Égypte les Frères musulmans sont vite apparus comme des alliés du Conseil militaire en appelant la population à voter pour les réformes constitutionnelles très limitées qui ont été soumises au référendum du 19 mars 2011 »[3], explique Corm.
C’est justement l’armée qui s’avère le vrai vainqueur du Printemps égyptien, peut-on constater avec le recul. Comme l’a noté l’universitaire Baudoin Long, « les Frères musulmans ont su profiter de la chute de Moubarak et de l’ouverture politique pour investir la scène politique et gagner toutes les élections. »[4] Après avoir mis l’un des leurs à la tête de l’État – Mohamed Morsi – la Confrérie a vu son impopularité grimper à tel point que les Égyptiens se sont révoltés de nouveau, le 30 juin 2013, amenant le chef des armées Abdel Al-Sissi à prendre le pouvoir, qu’il conserve toujours depuis lors.
Le Printemps syrien des Frères : l’échec
En Syrie, les Frères musulmans ont en revanche échoué dans leur tentative de prise du pouvoir, en dépit du soutien de l’Occident. Leur guerre contre le régime baasiste de la dynastie Assad avait lieu depuis plusieurs décennies ; en témoignent ces lignes de l’universitaire Jean-Pierre Filiu, qui raconte son voyage en Syrie pendant l’été 1980 :
« Très peu d’informations circulaient alors sur la lutte acharnée qui opposait le régime Assad aux Frères musulmans. Quel ne fut donc pas le choc que je reçus, à mon arrivée à Alep, en mesurant l’intensité du conflit. J’assistai à de véritables scènes de guérilla urbaine »[5].
Le leader frériste syrien Issam Al-Attar vivait alors en exil à Aix-la-Chapelle. Lors de l’irruption du Printemps syrien, le Front islamique socialiste – nom de la branche frériste de Syrie – prend une part active au mouvement de contestation. Ils en appellent à une Syrie islamo-démocratique, conformément à leur ligne politique traditionnelle. Filiu rapporte : « Les Frères musulmans adoptent en 2004 un ‟Projet politique pour la Syrie de l’avenir” qui prône un ‟État islamique”, mais dans un cadre ‟moderne et démocratique”. »
L’opposition, que dirigent Michel Kilo et Aref Dalila, face à la répression violente d’Assad, devient une organisation militaire, l’Armée Syrienne Libre (ASL). C’est à son initiative qu’est créé le 17 septembre 2011 à Damas un Comité national pour le changement démocratique, dans le sillage de la mise en place le 23 août 2011 du Conseil national syrien, qui est un gouvernement provisoire d’opposition en exil : son siège est Istanbul.
Mohamed Farouk Tayfour, « numéro deux des Frères musulmans »[6] syriens, faisant même partie du comité exécutif. Quelques semaines auparavant – le 30 juillet – l’ASL était proclamée depuis la zone frontalière turque. « La Turquie organise la promotion médiatique de l’ASL »[7], soutient Filiu.
Ce qui n’a rien de surprenant puisque Recep Tayyip Erdogan est issu du mouvement frériste. ■ (À suivre).
[1]Cité par Le Monde, 21 avril 2011.
[2]Benjamin Stora, op. cit., p. 94.
[3]Georges Corm, op. cit.
[4]Baudoin Long, L’Égypte de Moubarak à Sissi. Luttes de pouvoir et recompositions politiques, Éditions Karthala, Paris, 2019, p. 131.
[5]Jean-Pierre Filiu, Le Nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne, Paris, Fayard, 2013, p. 12.
[6]Ibid., p. 165.
[7]Ibid., p. 149.
Publié le 13.12.2022 – Actualisé le 29.05.2023
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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