Cet entretien avec deux personnalités l’une et l’autre très au fait des rouages de l’État comme de la gouvernance de grandes entreprises stratégiquement liées au Pouvoir politique est paru le 24 décembre sur Atlantico. La sujet très actuel traité soulevé ici se trouve finement analysé et nous paraît d’une lecture agréable et utile à notre information comme à notre propre analyse de la situation désormais chaotique du « cher et vieux pays ».
Alors que tous les signaux d’alertes étaient réunis, le gouvernement n’a pas su comprendre la crise de sens qui s’installait dans les rangs de la SNCF, mais pourquoi ?
Atlantico : Les quatre syndicats représentatifs du groupe ont signé l’accord proposé jeudi soir par la direction de la SNCF. A quel prix a-t-il été obtenu ?
Maxime Tandonnet : Au prix fort, de toute évidence. La SNCF a tout lâché d’un coup. En plus des 12% d’augmentation de salaire qui concernent l’ensemble des cheminots, les « chefs de bord », selon la nomenclature officielle, voient leur prime spécifique portée à 720 euros au lieu de 600. Ils auront également l’assurance de voir leur salaire augmenter tous les quatre ans minimum. Enfin, troisième grande mesure figurant dans l’accord signé par les syndicats, le recrutement de 200 contrôleurs supplémentaires, avec la garantie d’être toujours deux personnels de bord par train. Les syndicats sont satisfaits : « Des éléments très substantiels qui viennent s’ajouter à des avancées déjà significatives ». Au fond, à voir ce résultat, on se demande bien pourquoi la SNCF n’a pas cédé tout de suite, cela aurait évité une galère de Noël pour 200 000 usagers du train.
Loïk Le Floch-Prigent : Il s’agissait de « sauver le week-end » du premier de l’an, et donc d’obtenir le retrait du préavis de grève déposé pour cette période par deux syndicats. Au prix de la satisfaction de quelques revendications des ACT (Agents Commerciaux Trains) l’ordre va revenir. On ne peut que se réjouir de cette évolution d’une situation qui révoltait une grande partie de la population, cette grève d’un service public lors de la fête la plus importante de l’année était inopportune et largement impopulaire, mais on peut s’interroger sur la suite et sur les enseignements que les uns et les autres vont en tirer. Certains diront que la « grève paie » puisqu’elle a permis une « avancée », d’autres diront qu’il suffira désormais d’un chantage pour obtenir tout ce que l’on veut ! En tous les cas cette aventure de 2022 est une mauvaise nouvelle car la résolution du conflit a été émotionnelle, ne repose sur aucune analyse, aucun diagnostic et ne reflète aucune anticipation. La révolte est partie des agents eux-mêmes d’un mal être, mal observé aussi bien par les organisations syndicales que par les directeurs, l’administration et le gouvernement, et si on ne réfléchit pas, ce qui vient de se passer est annonciateur de difficultés encore plus graves dans les mois à venir. Le prix à payer vraiment risque d’être bien lourd !
Le gouvernement et la direction de la SNCF sont-ils passés à côté du réel enjeu de cette grève, celui d’une crise de sens de leur métier et d’une demande de respect ?
Loïk Le Floch-Prigent : Le sujet qui traine depuis des années est celui du sens du métier de cheminot, vocation familiale pour un grand nombre d’agents depuis plusieurs générations attachées au « fer », au « train », et ceci d’autant plus qu’il apparait désormais essentiel pour limiter les pollutions et les émissions de gaz à effet de serre dans une ambiance devenue très écologique. En cela la plupart des professionnels du rail sont viscéralement attachés à la notion de bien commun, de service public, de mission de promouvoir des mobilités « propres ». Toute disparition de desserte, tout recul devant des nécessités de maintenance, tout retard d’investissement, est considéré par l’ensemble du personnel comme une atteinte à leur travail, à sa noblesse ! La réforme de la SNCF obtenue au forceps lors de la dernière législature, n’a jamais été véritablement admise, de même que l’idée d’une concurrence n’est jamais passée dans un milieu qui ne comprend pas comment un monopole structurel qui exige une technicité unique peut se transformer en acteur épisodique luttant contre des acteurs étrangers. Le corps des cheminots est un peuple fier, sur du potentiel de son mode de transport essentiel pour le développement et la prospérité du pays. C’est sur ce sentiment national d’entreprise que peut se bâtir une entreprise nouvelle reléguant aux oubliettes cette culture détestable des préavis de grève et des grèves pour amorcer des discussions entre salariés et direction. Et pour y arriver il faut revenir aux principes du service public, aux engagements à prendre vis à vis de la population tout entière et à la pérennité d’un réseau maillé qui est un trésor qu’il nous faut conserver et moderniser. Alors, fiers du bon fonctionnement de leurs outils, de la régularité de leurs liaisons, de la satisfaction de leurs clients, les cheminots pourront de nouveau entendre raison, c’est-à-dire arrêter des pratiques d’un autre âge qui ne sont que des manifestations d’une souffrance de ne pas comprendre où va leur entreprise, que les réformes successives annoncées comme de grands succès ont l’air plutôt de précipiter dans un univers inconnu de dysfonctionnements à répétition. C’est cela qui s’exprime, l’incompréhension d’un système qui mène une politique de communication tandis que la réalité est de plus en plus dure, mal acceptée par les nouveaux embauchés, triste pour les seniors qui ont le sentiment de devoir participer à un service dégradé, à la tarification incompréhensible, alternant volonté de servir le pays et nécessité de réaliser des économies que la prodigalité des services centraux semblent ignorer, services centraux aussi bien des directions nombreuses que des organisation syndicales souvent éloignées des réalités elles aussi. On peut lire une nouvelle fois des appels vibrants à la nécessité d’une concurrence salvatrice ? Quelle concurrence ? celle qui a échoué au Royaume-Uni, celle qui résiste en Suisse avec la dévolution de petites lignes à des collectivités locales, celle de l’Italie avec un partage des zones de rentabilité ? Tout réside dans la situation d’origine et l’acceptation du personnel, on ne réalise pas une transformation d’une telle ampleur avec une idéologie aveugle, et la SNCF c’est un grand corps social compétent qu’il faut manier avec affection si on veut le garder en état de marche : il faut revenir aux métiers de la production ferroviaire, à leurs évolutions en particulier avec les nouvelles technologies et les réactions violentes d’une partie de la clientèle, il faut revenir sur le terrain et abandonner les postures de sièges sociaux pléthoriques, retrouver le plaisir de faire marcher les trains à tous les niveaux et respecter les compétences .
Depuis quand cette problématique couve-t-elle à la SNCF ?
Loïk Le Floch-Prigent : La soi-disant réforme de la SNCF, les rodomontades sur les nouveaux noms, les régionalisations biscornues, les douleurs du fret, tout cela pèse sur les cheminots et depuis ces derniers mois, les critiques sur les retards, les catastrophes liées aux nouveaux tracés, les énervements en gare et dans les trains, le sentiment profond d’un travail inutile et mal considéré montraient une baisse de moral général observable par tout voyageur. Les ACT, en contact avec la population, se plaignaient de plus en plus, souvent aux micros lorsque les trains s’arrêtaient en pleine voie sans qu’ils reçoivent quelque information, on les sentait à bout de nerfs et on ne peut s’étonner que 3500 d’entre eux se soient mis à communiquer sans que directions et syndicats s’en émeuvent. Mais l’essentiel, pour eux comme pour la population est de retrouver le sens de l’intérêt, du bien commun.
La gestion de cette grève et du conflit par le gouvernement, a-t-elle témoigné des travers habituels du macronisme ?
Loïk Le Floch-Prigent : C’est désormais la règle, défaut d’analyse et d’observation, absence d’anticipation et culpabilisation à outrance débouchant sur des décisions émotionnelles ne tenant aucun compte des réalités. Le « en même temps » montre tous les jours ses limites, dans tous les domaines, là il faut donner un sens à l’avenir de la SNCF, c’est-à-dire ni la gréviculture ni la concurrence idéologique. Que veut-on faire du train ? Et peut-être avant cela que veut-on faire de la France ?
Maxime Tandonnet : On ne peut qu’être sidéré par le déroulement des événements. Selon les compte-rendu de presse, la SNCF a fait le choix de tout lâcher à la suite d’une colère jupitérienne à l’Elysée. Le chef de l’Etat a sans doute estimé que cette grève était mauvaise pour sa popularité. Les ministres se sont répandus en invectives : inadmissible, scandaleux, irresponsable, etc. La pression était telle que la SNCF ne pouvait pas maintenir une position de fermeté. Après le désastre de Noël, laisser la grève se prolonger jusqu’au jour de l’an eût été catastrophique pour le pouvoir. Donc il fallait céder. On est toujours dans la même logique : la dictature du paraître et de l’image personnelle au détriment du bien commun. Car en définitive, le chantage a été gagnant. Les usagers ont été pris en otage en pleine vacances et une veille de Noël et les maîtres chanteurs ont gagné. Un précédent a été ouvert, il y en aura d’autres. Ne parlons même pas de l’aggravation de la situation financière de la SNCF qui coûte 17 milliards par an à la Nation. Cela fait sans doute partie du quoi qu’il en coûte.
A quel point manque-t-il à la macronie une culture politique de la négociation, des arrangements, et du respect des corps intermédiaires ?
Maxime Tandonnet : La macronie a toujours affiché un souverain mépris pour les syndicats et les représentants des personnels. Souvenons-nous, les Gaulois réfractaires, les fainéants, ceux qui ne sont rien, etc. Donc elle se targue depuis le début de « transformer la France » par le haut dans une optique verticale ou jupitérienne en ignorant largement les forces intermédiaires. Ce mépris des syndicats pousse à des revendications sauvages comme ce fut le cas à l’origine du conflit. On oublie trop souvent que la réforme des retraites en 2010, le passage à 62 ans de l’âge de la retraite avait été précédé d’une liaison permanente entre l’Elysée et la CGT par l’intermédiaire du conseiller social du chef de l’Etat, Raymond Soubie. Certes cela n’avait pas empêché des mouvements de protestation, mais un contact était établi qui avait favorisé la réalisation de cette réforme. Aujourd’hui, nous vivons sur un mélange de d’arrogance et de faiblesse, comme si l’arrogance compensait la faiblesse. Le résultat est catastrophique.
Y-a-t-il chez LREM, les personnalités nécessaires pour jouer les facilitateurs dans ce genre de conflit, hors des cadres officiels, comme cela peut exister au PS ou chez LR ? Est-ce en partie ce qui fait défaut ? Est-ce un problème de sociologie du mouvement ?
Maxime Tandonnet : Ce n’est pas dans la culture LREM. Cette culture est jupitérienne, fondée sur l’allégeance à un personnage, le président, dont tout dépend. La résistance du corps social est incompréhensible, une anomalie à leurs yeux. On l’avait vu avec les Gilets Jaunes. Le pouvoir jurait de rester inflexible sur la taxe carbone et les 80 km/h, avant de céder en rase campagne, mais trop tard, le mal était fait. On est en permanence dans le grand écart entre les coups de mentons virils (on va légiférer sur le droit de grève !) et la faiblesse insigne sur le terrain. Mais cela dépasse le cadre de la macronie pour concerner le mal français en général. Le coup de Noël est particulièrement malsain, parce que on a eu affaire à une véritable prise d’otage dont les familles ont été les seules victimes. Mais ce genre de mouvement est un grand classique. Il faut y voir une absurdité française qui tend à ridiculiser notre pays et lui valoir sa réputation de pays des grèves. La France ne connaît pas la notion de dialogue social stabilisé, décentralisé ou les partenaires sociaux négocient dans un climat de responsabilité et de partenariat. C’est l’une des grandes faiblesses de son modèle social que rien n’a permis de corriger surtout pas la promesse macronienne de « transformation de la France » et de « nouveau monde ». ■
Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et André Tardieu, l’Incompris, Perrin 2019.
Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d’énergie.
Ingénieur à l’Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l’Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d’énergie (1997-2003).
Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.