Cet article – dont nous publions un extrait – le préambule – est paru dans Conflits le 26 décembre. Il explique comment la Crimée, en dépit de l’Histoire, fut détachée de la Russie en 1954 par décision du pouvoir soviétique d’alors…
En 1954, la Crimée est détachée de la Russie pour être cédée à l’Ukraine. Pourquoi Nikita Khrouchtchev a-t-il pris une telle décision ? Retour sur une décision historique, qui est l’une des causes du conflit actuel.
En 2014, la péninsule de Crimée s’est séparée de l’Ukraine, avant d’être annexée par la Russie à la suite d’une occupation express et d’un référendum contesté par l’Ukraine et les Occidentaux. Pour ces derniers et une partie de la « Communauté internationale », cet acte est illégal : la péninsule appartient toujours à l’Ukraine selon le droit international. La Russie au contraire estime qu’elle a réparé l’acte arbitraire et injuste (la cession de la Crimée russe à l’Ukraine soixante ans plus tôt par le dirigeant soviétique de l’époque, Nikita Khrouchtchev), et qu’elle lui appartient par la volonté des Criméens russes selon le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans les ouvrages d’histoire de l’Ukraine et les biographies de Khrouchtchev, le transfert de 1954 est le plus souvent cité en passant, sans commentaires, ou pas du tout. Actuellement, l’origine historique de la question de Crimée est aussi largement négligée par la plupart des médias occidentaux ; elle est donc inconnue du grand public. Il faut pourtant poser la question : pourquoi cette décision en 1954, qui est une des causes du conflit qui oppose aujourd’hui à la Russie l’Ukraine et ses alliés occidentaux concernant la péninsule stratégique de la mer Noire ?
La « décision de Khrouchtchev » du 19 février 1954 : un acte délibéré du Parti communiste de l’Union soviétique pour renforcer la cohésion de l’État soviétique.
Le transfert de la Crimée par la Russie à l’Ukraine en 1954 fut un acte administratif décidé en interne dans le cadre de l’Union soviétique, et non une décision internationale à l’époque. Ce fut le résultat d’une réflexion au sommet de l’État soviétique par les dirigeants communistes de l’URSS et des deux Républiques socialistes soviétiques de Russie et d’Ukraine qui en étaient membres, sans consultation de la population de la Crimée. Par un simple décret, la Russie (soviétique) cède l’oblast de Crimée à l’Ukraine (soviétique).
Ce ne fut pas (comme on l’a dit avant de connaître le processus de la décision) une lubie personnelle de Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du PCUS à l’époque. On a mis en avant son affection pour les Ukrainiens (que Russe lui-même, il trouvait plus raffinés que ses compatriotes), sa gratitude pour le pays où il n’est pas né, mais où il a passé une partie de son existence et de sa carrière (comme dirigeant du PC ukrainien sous Staline), ses manœuvres en 1953-1954 pour s’imposer à la tête de l’URSS face à son rival Malenkov (en achetant par ce « cadeau » l’appui du chef du PC ukrainien d’alors), et même pas une « insolation » (en hiver…), ni un petit verre de trop (selon une légende reprise encore récemment par Jean-Luc Mélenchon).
Ce fut au contraire une décision collective des Bureaux politiques, des Présidiums des Soviets suprêmes et des conseils des ministres des deux Républiques socialistes soviétiques (Russie et Ukraine, les 5 et 13 février 1954), précédée par une décision du Présidium de l’URSS le 25 janvier. En résumé, l’URSS conçoit d’abord ce transfert, puis la Russie le « propose » à l’Ukraine, qui « approuve », et cette dernière « demande » ensuite à l’URSS, qui finalement « approuve ». Il n’y eut pas de vrais débats (la structure du pouvoir soviétique est pyramidale, avec pour sommet le Bureau politique du PCUS), les parlements des deux républiques entérinent, le tout sans grande publicité (le transfert fut annoncé dans la Pravda le 27 février en huit lignes, dans l’indifférence de l’opinion soviétique), et sans consultation de la population de la Crimée.
Anniversaire de l’accord de Pereiaslav (1654)
La cession eut lieu avant la commémoration à grand bruit (campagne de presse, festivités, affiches, timbres et insignes) du 300e anniversaire de l’accord de Pereiaslav (1654) entre les Cosaques de la région et la Russie moscovite, censée (selon la propagande soviétique récupérant la tradition russe), être l’acte de naissance de « l’union des deux Rus et de l’amitié fraternelle et indéfectible des peuples russe et ukrainien dans la grande patrie soviétique ». En ce qui concerne les relations bilatérales à l’époque, l’Ukraine soviétique se félicite de « la confiance illimitée du grand peuple russe dans le peuple ukrainien », et exprime sa « gratitude sincère pour la décision de transférer l’oblast de Crimée, qui manifeste le souci du PC et du gouvernement de l’Union soviétique de renforcer l’amitié indestructible et les liens fraternels entre les peuples russe et ukrainien ». (….) ■