Y-aura-t-il une « affaire Barrès », une de plus parmi celles montées par les réseaux déconstructeurs de nos gloires nationales, littéraires, militaires, artistiques, philosophiques, politiques, religieuses ou autres ? On célèbre en 2023 un double anniversaire barrésien : celui des cent ans de la mort de Maurice Barrès (1923) et celui des 110 ans de la parution de La Colline inspirée. Les déconstructeurs laisseront-ils passer ces dates sans mot dire contre l’auteur des Déracinés, le patriote lorrain, le nationaliste français qui, sans le rejoindre jamais, fut et resta toujours l’ami de Maurras ? Disons que c’est peu probable et qu’en 2023 nous aurons sans-doute affaire à quelques passes d’armes et à divers interdits fulminés contre rien d’autre que le patriotisme français. Mieux vaut s’y attendre, voire s’y préparer par la lecture, la réflexion, non l’anathème mais le débat. Nous savons le combat culturel, autant, ou presque, que politique. Or L’influence littéraire et politique de Barrès a été considérable non seulement en son temps mais aussi bien au-delà, que ce soit par sa vaste postérité littéraire plus ou moins revendiquée ou par le retentissement de sa pensée et de son exemple parmi les politiques, les hommes d’État qui ont compté en France au XXe siècle, le XXIe semblant n’en compter aucun.
L’Action française n’a pas manqué à sa mort le 4 décembre 1923 de célébrer et analyser ses mérites littéraires, politiques et, en général, culturels. (Cf. article précédent). Nous publions ici une étude de Pierre Lasserre, remarquable universitaire et critique littéraire de son temps. Une étude qui, d’ailleurs, n’est pas sans quelques réserves, on le verra. Puis nous terminerons ce survol barrésien à propos de La Colline inspirée en publiant une autre étude, tout aussi intéressante de Paul Bourget.
Par Pierre Lasserre.
Non ! ce n’est pas dans le petit espace dont dispose un journaliste, que l’on peut bien parler de la nouvelle œuvre de Maurice Barrès. Le premier devoir de la critique serait d’en inventorier dès maintenant la matière. Mais quelle matière ! que de richesses ! quel beau débordement ! Barrès s’amuse quand il parle de son demi-siècle d’âge. Jamais jeune poète ne se livra avec plus d’ardeur au péché de jeunesse littéraire qui est de mettre dans un unique volume, de répandre dans le cadre d’un sujet particulier et par-dessus ce cadre, au besoin, tout le trésor de ses pensées et de ses sentiments. Que nos jeunes poètes ne se gênent point au surplus, si, par hasard, ils possèdent, eux aussi, la souveraine maîtrise d’un style admirable de plénitude, d’harmonie, d’invention, de pureté dans la hardiesse…, sans parler de quelque chose de plus précieux encore : ce ton, cet accent à la Barrés !
L’extraordinaire abondance qui frappe dans La Colline inspirée n’est pas l’abondance de La Fontaine ou de Voltaire. Ce n’est pas l’abondance du ruisseau ou du calme fleuve coulant sans inquiétude entre ses rives fidèles. C’est plutôt celle du torrent auquel la paroi de la roche glacée a longtemps disputé le passage, mais qui n’en jaillit qu’avec plus de violence et en entraînant plus d’éléments dans son onde, une fois assez accumulé pour rompre l’obstacle.
Il y a tout d’abord dans La Colline inspirée un récit, un roman, si vous voulez, un drame peut-on dire encore, dont Barrès a trouvé le sujet dans les annales religieuses de la Lorraine. Il l’a étudié en archiviste, et la propre matière de l’affabulation, la suite de ces événements, les aventures de ces vies paraissent bien reproduire une réalité historique. Sous Louis-Philippe, aux approches de 1848, trois frères prêtres, les Baillard, dont l’aîné, Léopold, est l’âme et le génie inspirateur, entreprennent de relever le vieux sanctuaire lorrain de Sion-Vaudémont et de fonder à cette place traditionnellement vénérée un ordre religieux militant d’hommes et de femmes. Leur but ? Opposer l’influence d’une tribu sainte au rationalisme du siècle et aussi à sa médiocrité religieuse. Léopold est un orgueilleux et un entêté qui a l’esprit mystique, mais non l’esprit de soumission ; et il a aussi beaucoup trop l’esprit des « affaires ». Ses fort répréhensibles imprudences d’administration et la qualité même du mysticisme qu’il répand alarment gravement son évêque, dont un décret vient dissoudre la communauté naissante. Léopold ne s’incline pas, entraîne son monde dans la résistance, et comme il arrive fatalement aux prêtres ouvertement insurgés contre l’autorité ecclésiastique, arbore le drapeau de l’hérésie. Notons bien (c’est important) qu’il est incapable d’enfanter une hérésie de sa propre cervelle et qu’il va la chercher auprès d’un certain inspiré nommé Vintras, personnage qui a existé et qu’a mis en scène (sous un autre nom) Huysmans. Notons encore que ce Vintras lui-même, persuadé que l’Esprit parle par lui, est sans doctrine aucune. Il débite une phraséologie mystico-lyrique pleine de couleur et d’éloquence et d’une sorte d’harmonie vide tout à fait propre à jeter hors d’elles-mêmes des femmes un peu prédisposés. Un de ses discours, inventé par l’auteur avec beaucoup d’art, fait très bien saisir le glissement naturel d’une certaine mystique à la sensualité, et, parti des hauteurs de l’âme, descend à la justification avant la lettre du péché que Léopold fera commettre tout à l’heure à une de ses religieuses… Donc, voilà, pour des hérétiques, de bien pauvres hérétiques gui n’ont rien de commun avec Arius, Pelage, Luther ou Lamennais.
Leur misère doctrinale n’ôte absolument rien au pathétique, ni à la portée du drame dont Vintras est le prophète et Léopold Baillard le héros central et qui appartient, dans la classification des drames humains, à un type très grand et très élevé. Esprit au-dessous de tout dans la spéculation, Léopold est une âme énergique et tendre, un visionnaire passionné et intraitable, il y a du héros en lui. Et c’est le héros qui a entrepris le chimérique, l’impossible. Il a inspiré à son entourage immédiat une foi absolue en sa mission, en sa personne ; des gens se sont jetés à sa suite, cœur, corps et biens. Et voici qu’apparaissent bien vile les irrécusables signes de l’absurdité d’une œuvre que tout condamne et à laquelle il a donné lui et les autres. Il ne veut pas, il ne voudra jamais avoir eu tort. Il redouble de certitude ostensible ; quelques fidèles s’en vont, les autres se forcent à croire plus encore. La foudre éclate. C’est la défection générale. Seul, un petit noyau d’exaltés restent autour de l’apôtre. La magistrature et la police s’en mêlent et dispersent cette suprême garde ; les personnes sont chassées, les meubles vendus : c’est la ruine accomplie sous les sifflets et les chansons du peuple retourné. L’apôtre s’éloigne, sans que ce spectacle lui serve aucunement de leçon. Il ne pense qu’à recommencer, moins soucieux de trouver un refuge après la tempête que de recruter une nouvelle chapelle. Une douzaine de demi-fous, de vieilles femmes deviendront les dépositaires de sa grande idée creuse. Ils représenteront pour lui l’auditoire universel ; il leur expliquera avec une tranquillité à jamais insensible à l’indigence et au ridicule l’aveuglement du genre humain et l’avènement prochain du grand jour. L’absurdité intrinsèque de la prophétie (prophétie mêlée d’ailleurs d’éléments touchants sans lesquels elle n’eût pas séduit le prophète) ne sert qu’à faire ressortir ce qu’il y a de tragique dans cette invincible constance d’une âme égarée.
Je réduis le thème à ce qu’il a de général. Restituons-lui les circonstances historiques. Plaçons à côté de Léopold Baillard, ses deux frères, possédés aussi, mais plus terre à terre, les religieuses, le village. Imaginons la variété et la densité des épisodes, des scènes qu’une telle aventure a dû susciter, dans le milieu où elle se produit, les contrastes des mobiles que la crise met en jeu et des caractères qu’elle fait apparaître : héroïsmes et cupidités, générosités et hystéries, prudences normales et plates lâchetés ; toutes les reprises, au moment de la débâcle, de l’humanité commune sur l’humanité artificiellement sublimée ; cette espèce de supériorité du vaincu sur ce qui a raison et droit contre lui ; et, pis encore, dans le vaincu lui-même, la misère des supercheries, des inévitables charlatanismes. On devine, sur cette simple analyse abstraite, la force et la haute singularité de matière du roman de Barrès. Il l’a traité en maître, dans ce sentiment tout à la fois poétique et désillusionné, avec ce mélange d’élévation, et de familiarité dure et plaisante qui sont à lui.
C’est la partie tout à fait sûre de son livre. Elle est pleine de beautés supérieures. Je n’en citerai qu’un exemple : la mort de Baillard et sa réconciliation, avec l’Église.
Le personnage de Léopold Baillard, tel que Barrès l’a pris, déborde beaucoup sur les limites et la propre substance du drame. Barrès s’est donné très ample carrière dans l’exploration ou l’imagination de la vie intérieure de son héros. C’est ici que je le suis moins. Léopold Baillard lui a inspiré des pages de poésie et des flots de magnifiques considérations qu’on ne peut le plus souvent qu’admirer en soi. Mais soit que Barrès médite et rêve sur Léopold Baillard, soit qu’il le fasse méditer et rêver lui-même, il me semble qu’il y a dans la conception de cette âme un peu de nuage. Et la querelle qu’on pourrait lui chercher à ce sujet serait d’autant plus intéressante qu’elle ne vise pas une défaillance de l’artiste, mais met en cause une des inspirations profondes de sa pensée.
Léopold, pauvre disciple de Vintras, est une tête très faible. Cette débilité n’ôte rien à la qualité de son cœur, encore qu’elle dût conseiller à ce cœur de ne pas vouloir soulever le monde. Mais comment la concilier avec les traits d’une sorte de grandeur de pensée et de faculté de création que l’auteur lui prête ? Il donne dans des niaiseries cultuelles qui risquent fort de verser dans les diableries. « Il allait annonçant l’Année noire et distribuant sur son passage les noms d’ange, les voix de grâce et les théphilins. Ses adeptes… savaient ce qu’ils auraient à faire dès la première apparition du feu dans le ciel. » Et, d’autre part, le voici comparé à Milton et à Beethoven, « Milton, ayant perdu les jeux, voit se dérouler dans sa conscience le monde des formes éternelles ; Beethoven, devenu sourd, n’est plus importuné par le bruit de la vie, ne prête plus l’oreille qu’aux divines harmonies intérieures. Léopold a toujours voulu créer, éterniser, son âme… maintenant qu’il est seul, démuni de tout et de tous, il construit encore, il bâtit avec ses rêves. » Je n’opposerai pas à ce rapprochement ce qu’un bergsonien appellerait un rationalisme sec. Je conviens que la psychologie surprendrait quelque caractère commun entre les divagations enthousiastes, mais pauvres, de Léopold et les transports, de Milton et Beethoven. Le fait est cependant que ceux-ci seuls sont féconds et créateurs. Preuve que les émotions de ces inspirés sont pleines de richesse et de substance acquises, qu’elles ne sont organisatrices que parce qu’elles sont organisées déjà. Disons-le platement, pédantesquement, si Barrés veut : dans « les divines harmonies » qu’entend Beethoven, il y a de l’ineffable, un génie, mais il entre intimement toute sa science de la musique créée avant lui. Léopold est trop au-dessous de la science des choses divines pour y pouvoir ajouter quoi que ce soit qui vaille.
Oh ! voici bien un passage de Barrès qui me répond :
« L’univers est perçu par Vintras d’une manière qu’il n’a pas inventée, et qui jadis était celle du plus grand nombre des hommes. Il appartient à une espèce quasi disparue, dont il reste pourtant quelques survivants. Quelle n’est pas leur ivresse ! Vintras est allé jusqu’à cette mélodie qu’ils soupçonnaient, dont ils avaient besoin. Il l’a reconnue, saisie, délivrée. Elle s’élève dama les airs. Ils palpitent, croient sortir d’un long sommeil, accourent. Vintras exprime chez eux 1e sens du supranaturel. Il renverse, nie les obstacles élevés contre 1’instinct des âmes et le mouvement spontané de l’esprit. Il fournit à ses fidèles la chant libérateur. »
Je ne suis pas voltairien. Je ne suis pas Sarcey. Je me prête. Je sais qu’il y a des dégradations de la lumière, j’essaie de les suivre. Mais enfin, qu’est ceci, sinon l’allusion à une prétendue inspiration primitive de l’humanité, antérieure à toute expérience, à toute sagesse, et dont l’idée est toute romantique et panthéistique ? Et j’en reviens à mon dire : là où il n’y a pas sagesse et règle déjà présente, il n’y a pas « chant », mais vagissement. Ordre et vie sont deux. Mais ils ne se peuvent absolument concevoir séparés dans la réalité, ils se développent consubstantiellement. Et seule leur interpénétration fait de l’être. L’ordre sans vie spontanée, c’est la routine, la mort et l’ennui. Mais la vie sans l’ordre, c’est le pur mouvement de la dissolution. Aristote dirait ici qu’il n’y a pas de matière sans forme, ni (sauf en Dieu) de forme sans matière. Et peut-être ajouterait-il à l’adresse de Maurice Barrès : « Mon fils, vous concluez en l’honneur de la forme qui est pour vous, en religion, la doctrine et l’autorité de l’Église catholiques et, en art, la règle classique. Mais votre imagination met quelquefois ses délices à hanter le fuyant abîme de la matière indéterminée… Et je ne puis dire que même alors il ne vous arrive pas de faire les miennes. »
Qu’on veuille bien ne pas voir ici une lourde réfutation. J’indique seulement le thème des analyses, des discriminations bien délicates auxquelles nous inviterait la pensée de Barrès, qui se produit dans maintes pages de ce livre, en ce qu’elle a de plus général. Et qu’on ne croît pas surtout que je boude à mes plaisirs. Là, par exemple, où je ferais à Léopold Baillard le reproche, en un sens, assez sérieux, d’avoir un peu trop lu Barrès et d’en faire trop passer dans ses rêveries, je ne me gêne aucunement pour goûter les abondantes merveilles de la poésie la plus intensément personnelle et d’un magnifique style. ■
Nous reviendrons sur Barrès et La Colline inspirée avec une remarquable étude de Paul Bourget.
À signaler : Belle-de-Mai Éditions republie ce roman pour qu’il puisse accompagner l’été de chacun qui souhaiterait découvrir ou redécouvrir cette œuvre magistrale.
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