PAR RÉMI HUGUES.
Article en 5 parties, publiées du mardi 24 au samedi 28 janvier 2023.
Plutôt que d’être un règne de l’égalité, comme le pensait Alexis de Tocqueville, notre époque est celle du triomphe de la logique quantitative.
Dans nos démocraties libérales, le pouvoir repose sur le suffrage universel, soit la plus grande quantité de votes d’électeurs appelés citoyens.
Depuis l’abolition des privilèges, autrement dit la fin de la société aristocratique, c’est la quantité de richesses détenues qui est le principal critère établissant la hiérarchie entre les personnes, désormais appelées individus. Cela, Tocqueville l’écrivit ainsi : « comme l’argent, en même temps qu’il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque personne qui ne soit obligé d’y faire une effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. »[1]
En somme avec l’avènement de la modernité, quel que soit le siècle qui fut le point de départ – XVIe, XVIIe ou XVIIIe – la loi de l’Or supplante la loi du Sang. D’aucuns reconnaîtront ici la référence maurrassienne. Dans l’Enquête sur la monarchie, il fit cette remarque qui n’est pas sans rappeler celle de Tocqueville : « Les Français d’aujourd’hui se plaignent que l’argent soit tout. Mais c’est la conséquence d’un régime d’égalité démocratique. L’argent en est nécessairement le maître absolu. Jusqu’au jour où l’on sera parvenu à réaliser la chimère du partage égal des richesses, l’argent continuera seul à différencier les hommes entre eux. Tout s’achète, même le talent et la gloire. »[2]
Et nous voici arrivés à une situation où la renommée d’un artiste se mesure par la valeur des ses œuvres, ce que Banksy a dénoncé en détruisant à distance sa propre création le 6 octobre 2018 chez Sotheby’s à Londres.
Et la démocratisation du smartphone, parachevant l’informatisation du monde, amène chacun, dès sa prime adolescence, à se comparer aux autres par rapport au nombre de vues, de likes, de followers, d’abonnés engendrés par ce qu’il poste sur la toile.
L’ère des réseaux sociaux numériques est le règne absolu de la quantité : cette idée-force de l’œuvre de René Guénon, Maurras l’avait ébauchée dans Kiel et Tanger. Il y développa l’analyse suivante : « Une République démocratique, étant fondée constitutionnellement sur le nombre, doit croire au nombre en toute chose : habitants, lieues carrées, devaient impressionner et tranquilliser des républicains. Les monarchies et les aristocraties connaissent que le monde appartient à la force, donc à la qualité. Mais une foule croit aux foules comme le stupide Xerxès. »[3]
Si à l’époque où vivait ce dernier la Perse dominait le monde – du moins le verrou eurasiatico-africain – aujourd’hui c’est le paradigme issu d’Immanuel Kant qui régit le système politique global. Le règne de la quantité est aussi règne de la « Kantité » : sa Société des Nations, telle qu’il l’a formulée dans Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique fut réalisée après la Grande Guerre, et rétablie sous l’impulsion des Alliés pendant la Deuxième Guerre mondiale, sous l’appellation « Organisation des Nation Unies » (O.N.U.).
Mais ce n’est pas uniquement sur le plan géopolitique que son œuvre triomphe : son système moral, fondé sur le syntagme impératif catégorique constitue le socle de l’esprit pédagogique de l’École de la République fondée par Jules Ferry, qui entendait laïciser les petites têtes blondes françaises. Maurice Barrès lui reprocha ce dessein, expliquant que cela revenait à les déraciner[4], via, outre un système moral se substituant au christianisme, l’écriture d’un nouveau roman national puisé chez Michelet et Littré. Kant est le grand architecte de l’univers philosophique des républicains français.
Et cela ne s’applique pas seulement à la IIIe République. En atteste le présent offert par Emmanuel Macron au pape François : une édition ancienne d’un autre essai du penseur de l’Aufklärung (ou Lumières), qui comme l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique traite de politique mondiale : Vers la paix perpétuelle. Macron lui en a fait cadeau lors de sa vite au Vatican le lundi 24 octobre 2022. Sans doute, dans le contexte de la guerre en Ukraine, a-t-il voulu lancer un signal d’espoir. ■ (À suive).
[1]L’ancien régime et la révolution, Paris, Gallimard, 1987, p. 94.
[2]Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1924, p. 97.
[3]Marseille, Belle-de-Mai Éditions, 2021, p. 175.
[4]Cf. le premier tome de sa trilogie « Le roman de l’énergie nationale ».
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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L’Egalité universelle, c’est la mise en compétition de tous avec tous…