Vendredi 12 septembre 2008
Rencontre avec le monde de la culture
Discours du pape Benoît XVI au collège des Bernardins
Monsieur le Cardinal,
Madame le Ministre de la Culture,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Chers amis,
Les cardinaux sont les premiers collaborateurs du pape
Merci, Monsieur le Cardinal, pour vos aimables paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le regretté Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement Madame le Ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi que Messieurs Giscard d’Estaing et Chirac. J’adresse également mes salutations aux ministres présents, aux représentants de l’UNESCO, à Monsieur le Maire de Paris et à toutes les autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l’Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier le Prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin. Je remercie les délégués de la communauté musulmane française d’avoir accepté de participer à cette rencontre ; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l’ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers invités.
J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J’ai mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s’initier profondément à leur vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu, évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n’y rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu ? Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme occidental. De quoi s’agissait-il alors ? En considérant les fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s’est-il passé ? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux ? Quelles étaient leurs désirs ? Comment ont-elles vécu ?
Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux ?…
Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme – comme s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort – mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quaerere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq : eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre (cf. L’amour des lettres et le désir de Dieu, p.14). Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l’école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère une dominici servitii schola, une école du service du Seigneur. L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des paroles, la Parole.
Image extraite du film ‘ RELIEF DE FRANCE LES MONASTERES ‘
Les Chartreux à visage découverts, film de JC Guerguy
(plus d’infos sur le site www.cine-art-loisir.com)
Pour avoir une vision d’ensemble de cette culture de la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin, est une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu’au fond d’elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel. « Le plus souvent, quand legere et lectio sont employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le chant et l’écriture, occupe tout le corps et tout l’esprit », dit à ce propos Dom Leclercq (ibid., p. 21).
Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquelles nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre : les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. ibid., p. 229).
Détruite à la révolution, il ne reste quasiment rien de l’immense abbaye de Cluny, qui fut le plus grand édifice religieux du monde, avant la construction de Saint Pierre de Rome. Le septième chapiteau du choeur de Cluny illustre les quatre premiers tons
Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’. Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la ‘région de la dissimilitude’, dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme. Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité.
Enfin, pour s’efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole, qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels cette Parole est parvenue jusqu’aux moines. Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas un simple livre, mais un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible d’Israël, que nous, chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est plus encore quand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d’Israël en l’interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée « l’Écriture » mais « les Écritures » qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne : l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui explique la formulation d’un distique médiéval qui, à première vue, apparaît déconcertant : Littera gesta docet – quid credas allegoria...(cf. Augustin de Dacie, Rotulus pugillaris, I). La lettre enseigne les faits ; l’allégorie ce qu’il faut croire, c’est-à-dire l’interprétation christologique et pneumatique.
Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme : il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire. À travers la perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n’est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C’est pourquoi le « Catéchisme de l’Église catholique » peut affirmer avec raison que le christianisme n’est pas au sens classique seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l’histoire humaines.
Saint Paul
Le caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a exprimé de manière radicale ce que signifie le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l’Esprit…, là est la liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de cette perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l’on écoute saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2 Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l’idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit est Christ, et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre, mais en même temps, une limite claire est mise à l’arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l’individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l’intelligence et de l’amour. Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction.
En considérant « l’école du service du Seigneur » – comme Benoît appelait le monachisme -, nous avons jusque là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’« ora ». Et, de fait, c’est à partir de là que se détermine l’ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète, si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme « labora ». Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique, considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La tradition juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il se situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme chrétien a accueilli cette tradition : le travail manuel en est un élément constitutif. Dans sa Regula, Benoît ne parle pas au sens strict de l’école, même si l’enseignement et l’apprentissage – comme nous l’avons vu – étaient acquis dans les faits ; en revanche, il parle explicitement du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens, s’inscrivant dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpelés par la parole de Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du shabbat : « Mon Père (…) est toujours à l’œuvre, et moi aussi je suis à l’œuvre » (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. « L’ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, Il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. « Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre ». Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création n’est pas encore achevée. Dieu travaille ! C’est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction.
Ora et labora
Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quaerere Deum – se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui devenait moine, s’engageait sur un chemin élevé et long, il était néanmoins déjà en possession de la direction : la Parole de la Bible dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au cœur de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est nécessaire qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir à Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est nécessaire. Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui peut devenir vie. Afin que s’ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être annoncée ouvertement. L’expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance qui est en vous » (3, 15). (Logos doit devenir apologie, la Parole doit devenir réponse). De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et, qu’au plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes.
Le schéma fondamental de l’annonce chrétienne ad extra – aux hommes qui, par leurs questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de saint Paul à l’Aréopage. N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait s’opposer à l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce dont on accuse Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères » (Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique : « J’ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription : « Au dieu inconnu ». Or, ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l’annoncer » (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d’une certaine façon – comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) – cette connaissance demeure ambigüe : un Dieu seulement pensé et élaboré par l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne réside en un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel. Cependant, ilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu.
Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d’autels et d’images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quaerere Deum – chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable.
Merci beaucoup. ■
Mont Saint Michel :
Au bout de la nuit, il n’y a pas la nuit…
Voici une intéressante comparaison des propos de Benoit XVI et de Nicolas Sarkozy la relation du politique et du religieux par Christophe Geffroy.
« Les discours de Nicolas Sarkozy marquent incontestablement un tournant positif : la religion, Dieu même, étaient des tabous dans tout discours qui se voulait « républicain », et voici qu’un président en parle sans hostilité, mieux en reconnaissant sa juste place au religieux. Pourtant la juxtaposition des allocutions du chef de l’État et du Saint-Père montre assez clairement les limites et les incohérences du premier. Son discours à Riyad, le 14 janvier 2008, va nous aider à le comprendre. Passons sur l’aspect quelque peu démagogique sur l’islam (avec quelques erreurs en prime) face aux autorités saoudiennes; ce qui nous intéresse ici, c’est son affirmation plusieurs fois réitérée qu’en tant que chef d’un État laïc, il n’avait pas à exprimer de « préférence pour une croyance plutôt que pour une autre »: « je dois les respecter toutes », disait-il ? Dans l’esprit de notre président, toutes les religions se rejoignent sur l’essentiel, sont également respectables, elles « partagent les grandes valeurs de tolérance », c’est-à-dire « les valeurs d’intégrité morale dans la parole et l’action, la tolérance, la solidarité, l’égalité, la dignité […], la famille ». Quand il évoque leurs crimes ou le fanatisme qu’on y trouve, il les mêle indistinctement comme si toutes étaient touchées de la même façon, tout en affirmant que ces crimes n’ont, en réalité, « rien à voir » avec la religion en tant que telle. Ce propos relève à la fois d’un indifférentisme total en matière religieuse et de la méthode Coué : aujourd’hui, la violence religieuse dans le monde ne provient jamais du christianisme, mais essentiellement de l’islam et de l’hindouisme. Affirmer comme le fait Nicolas Sarkozy que « l’intégrisme, c’est la négation de l’Islam », c’est méconnaître la part de violence inscrite dans le Coran qu’on ne trouve nulle part dans les Évangiles et qui explique le terrorisme islamiste. Autre exemple: on peut sourire à la lecture des « valeurs universelles » des religions selon notre président, lorsqu’il nomme « l’égalité » qui, comme chacun le sait, s’applique particulièrement à l’hindouisme et à son système de castes! Enfin, toute croyance ou toute religion est-elle respectable par le seul fait d’exister ? Serait-il légitime d’accepter les religions sud-américaines qui pratiquaient des sacrifices humains ? Le « politiquement correct » est si fort en ces matières, qu’il est interdit de faire des distinctions élémentaires sans être accusé de « discrimination ».
En réalité, peut-être sans même s’en rendre compte, Nicolas Sarkozy développe une idée de la laïcité dont les principales valeurs ne sont nullement celles de « toutes les grandes religions », mais bel et bien celles du christianisme ou issues de lui et qu’il extrapole aux autres grandes religions. Pour paraphraser Pierre-André Taguieff, il tient un discours « christocentré »! Mais s’il retient des valeurs principalement chrétiennes, il le fait en les déconnectant de toute transcendance: elles perdent de ce fait leur source et leur pouvoir de s’imposer à tous.
Face à cela, le pape rappelle sereinement que c’est le Christ lui-même qui a offert le principe de la distinction des pouvoirs sur lequel repose la saine laïcité. Que celle-ci ne peut se passer « d’un consensus éthique fondamental dans la société ». De nombreuse fois, Benoît XVI a expliqué qu’il n’y avait que la loi naturelle qui pouvait établir ce consensus, comme cela a été le cas durant deux millénaires de civilisation judéo-chrétienne. Il mentionne au passage que les droits de l’homme n’ont de sens qu’appuyés sur une juste vision de la dignité de la personne qui suppose le respect de la vie « depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle ». Sans cet arrimage à une anthropologie qui intègre toute la dimension de l’homme – donc y compris sa dimension spirituelle avec ce qu’elle implique concrètement comme reconnaissance de la transcendance -, les belles intentions du président de la République auront bien du mal à se traduire concrètement: selon quels critères arrêter les « progrès » de la bioéthique ? Qui décidera des limites ? Comment répondre aux revendications de minorités qui bouleversent les mœurs et détruisent la famille sans un recours à une anthropologie objective qui s’impose à tous ? Nicolas Sarkozy a beau fustiger le relativisme, sa vision de la laïcité relève d’une philosophie fondamentalement relativiste et alimente le travers qu’il voudrait combattre. Là est l’incohérence principale de son discours.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faudrait avoir le courage de dire que tout ne se vaut pas (y compris toutes les religions au regard de nos valeurs fondamentales), que tous les comportements, outre leurs aspects moraux propres à la personne, n’ont pas les mêmes incidences au regard du bien commun. Mais justement, reconnaître le bien commun, comme le président l’a fait dans son discours à Benoît XVI, suppose qu’il existe un… bien – ce que la démocratie moderne tend à ne plus reconnaître – et donc à mettre les moyens en œuvre pour le favoriser. Pour passer de la « laïcité positive » de Nicolas Sarkozy – qui est déjà un progrès par rapport à une laïcité souvent proche du laïcisme – à une saine laïcité, il faudrait, tout en s’inscrivant, comme le président l’a affirmé, dans la tradition de notre civilisation qui reconnaît la liberté religieuse pour tous – autre valeur héritée du christianisme encore peu répandue dans certaines autres grandes religions -, accepter notre principe fondateur qui soumet la volonté de l’homme à une norme morale transcendante inscrite dans la nature même de l’homme et accessible à la raison, la loi naturelle, qui a régi toute la civilisation judéo-chrétienne. »
Christophe Geffroy
On a tellement pris l’habitude de se laisser aller à disserter sur toutes choses et en beaucoup de matières, y compris les plus importantes, sans les connaître réellement, que je trouve vraiment excellent, pour une fois, surtout s’agissant de Benoît XVI, dont la pensée est si subtile et équilibrée, d’avoir choisi, tout simplement, d' »aller au texte ».
Indépendamment de la foi chrétienne, en elle-même, que l’on peut avoir ou non, sans être, pour autant, meilleur ou moins bon Français et Européen, l’on trouvera, dans ce texte, sur la nature profonde de la culture – et, partant, de la société – française et européenne, une médidation qui éclaircit bien des sujets et dépasse beaucoup de contradictions.
Cette haute sagesse – et cette foi – tranchent tellement avec la niaiserie et l’agitation du « monde moderne » que l’on a le sentiment – en somme, assez « voluptueux » – d’entrer dans un autre univers, situé à un étage très supérieur.
Le pape rappelle que, par la psalmodie, les moines cherchaient à « s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères ».
Un païen n’aurait pas trouvé la chose étrange. Que peut y comprendre le monde d’aujourd’hui ?
Le travail des hommes apparaît comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu.
Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables.
C’est donc à un salutaire rappel auquel se livre Benoît XVI, reprenant de manière extrêmement claire, ce que la culture, dans sa dimension musicale, littéraire, scientifique doit au christianisme.
Héritage aujourd’hui renié par les pouvoirs politiques, et par le monde de la culture.
Benoît XVI évoque le rôle civilisateur du monachisme occidental.
Analyse de M. l’abbé Christian Gouyaud
Le discours de Benoît XVI aux Bernardins était le plus attendu. Il n’a pas déçu. C’est un texte remarquable et exigeant qui explique que la culture rime avec la recherche de Dieu.
Dans le sillage de la conférence de Ratisbonne (12 septembre 2006) et du discours (manqué) à La Sapienza à Rome (17 janvier 2008), Benoît XVI a poursuivi, à Paris, sa réflexion sur le rapport entre la foi et la raison (12 septembre 2008). Sa leçon prend comme point de départ le lieu « emblématique » où il la prononce : le collège des Bernardins édifié en 1245 par les Cisterciens. De là, Benoît XVI évoque le rôle civilisateur du monachisme occidental. Il impute à ce monachisme d’avoir gardé, au moment de « la grande fracture culturelle » – on pense ici au déferlement des hordes barbares en Europe –, le meilleur de la culture ancienne tout en suscitant une culture nouvelle. Telle n’était du reste pas l’ambition des moines ; ce résultat leur a été donné comme par surcroît car leur ressort intime n’était autre que la quête de Dieu. Un Dieu, cependant, qui plaçait « des bornes milliaires » pour s’offrir à être trouvé.
D’emblée, Benoît XVI focalise son attention sur ces repères : les Saintes Écritures, lesquelles, véhiculant la Parole de Dieu, ont permis aux chercheurs de Dieu de conjuguer amour des lettres et amour de Dieu ou encore, selon l’expression vigoureuse de Dom Jean Leclercq reprise à son compte par le pape Ratzinger, « eschatologie et grammaire ». S’ensuivirent la fondation d’écoles et de bibliothèques ainsi que le développement même des sciences profanes qui furent notamment linguistiques afin d’approfondir toutes les virtualités de la Parole.
À la racine de la civilisation européenne, Benoît XVI, avec douceur mais sans complexe, situe donc le désir de Dieu et l’amour de la parole. Un authentique historien de la culture occidentale ne pourra qu’admirer cette « résolution dans les principes » à laquelle, de façon inductive, notre pape parvient.
La vraie philosophie. Des principes, arrivons directement à la conclusion à laquelle le pape aboutira. Celle-ci tient dans les deux dernières phrases de sa conférence, à inscrire dans le marbre : « Une culture purement positiviste, qui enverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable ». On est bien dans l’axe de Ratisbonne où Benoît XVI soulignait que la raison cantonnée à la mathématique et à la fonctionnalité, frustrée par conséquent de sa dimension métaphysique, était incapable d’établir un dialogue avec les religions, et dans la perspective de La Sapienza, où il affirmait qu’une philosophie qui se dégrade en positivisme, réduisant le champ de notre connaissance aux phénomènes qui tombent sous notre expérience, passe à côté de la question cruciale de la vérité. À Paris, le Souverain Pontife aborde la même question, mais sous l’angle de la finalité.
En définitive, « l’attitude vraiment philosophique » consiste à « regarder au-delà des réalités pénultièmes et [à] se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies ». Notre pape dit tranquillement une chose énorme à l’oreille moderne ou postmoderne : être philosophe, c’est chercher Dieu ! Comme saint Paul, mentionnant à l’Aréopage qu’il avait trouvé un autel prudemment dédié « au dieu inconnu », Benoît XVI ne peut pas ne pas observer qu’aujourd’hui, « pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu ». En expert de la pensée contemporaine, il décèle dans l’athéisme moderne la question lancinante de Dieu : « comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne ».
La question de l’interprétation. Ce n’était pas le lieu de revenir sur le débat controversé de Ratisbonne qui portait sur les différentes conceptions de Dieu, soit en Islam – Dieu est tellement transcendant qu’il pourrait agir contre la raison –, soit en christianisme – Dieu est Raison. Benoît XVI, cependant, n’avait pas dit son dernier mot. Voici que la question est reprise à propos de l’Écriture. En régime chrétien, explique-t-il, « l’Écriture a besoin de l’interprétation ». Nul besoin de développer le fait que, selon une autre vision, les versets inspirés seraient la Parole incréée de Dieu de telle sorte que l’herméneutique ferait figure de blasphème. Des chrétiens ont pu aussi s’engager dans cette voie fondamentaliste. Aussi le pape insiste-t-il sur le fait que « la Parole de Dieu […] n’est jamais présente dans la seule littéralité du texte ». En ce sens, à la suite du Catéchisme de l’Église catholique, il dénie au christianisme d’être « au sens classique seulement une religion du livre ».
L’interprétation de l’Écriture ne saurait être épuisée par la critique historique. Benoît XVI s’était déjà longuement expliqué sur les limites de cette méthode exégétique dans son Jésus de Nazareth : cette approche situe uniquement la parole dans le passé, ne dépasse pas le niveau de la parole humaine et ne parvient pas à considérer l’unité de l’ensemble des livres inspirés. Ici, il se concentre sur ce dernier aspect : les Écritures, au pluriel – c’est-à-dire les mots humains –, recèlent l’unique Parole de Dieu. Comment discerner l’un dans le multiple sinon à considérer le tout selon cette exégèse canonique qui renvoie à une « compréhension holistique » où un livre en explique un autre et où un Nouveau Testament en éclaire un Ancien.
Encore faut-il considérer la réception de cette Parole, qui n’est jamais l’individu dans son ego, au risque de « l’arbitraire subjectif », mais la communauté elle-même. Dans Jésus de Nazareth, J. Ratzinger-Benoît XVI montrait que les livres scripturaires renvoient à trois sujets interactifs : l’auteur ou un groupe d’auteurs (1er sujet) qui « ne sont jamais des écrivains autonomes au sens moderne », car ils font partie d’« un sujet commun, le peuple de Dieu (2ème sujet) duquel ils parlent et à qui ils s’adressent », lequel peuple n’est lui-même pas isolé car il sait tout recevoir de Dieu (3ème sujet) qui le forme et le conduit. Aux Bernardins, le pape affirme que « la Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais [qu’]elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi ». Autant dire qu’elle est accueillie dans l’Église et qu’elle constitue l’Église. Peut-on vraiment, sans l’Église, éviter les écueils soit du primat de la lettre sur l’Esprit soit d’une interprétation abusivement sollicitée : « il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire ».
L’éthique du travail. Si les moines ont bâti l’Europe chrétienne, c’est non seulement par la prière mais aussi par le travail : Ora et labora. Benoît XVI esquisse la différence d’approches entre le monde grec, qui considérait le travail physique comme l’œuvre des esclaves de telle sorte que le sage devait absolument s’en détacher, et la tradition juive où les rabbins exerçaient tous un métier artisanal. Le contraste se fonde sur la conception de Dieu. Si les Grecs récusaient l’idée d’une divinité suprême qui se salirait les mains par la création de la matière, le Dieu de la Bible est Créateur : « Dieu travaille, Il continue d’œuvre dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. » Le travail humain, dès lors, est participation à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde, collaboration avec le Créateur. Ici Benoît XVI indique le principe sous-jacent à la culture de mort : « là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction ».
Devant les sept cents auditeurs du monde de la culture sans doute médusés, Benoît XVI n’a, somme toute, que posé les fondements mêmes de la civilisation.
Sébasto a livré à notre lecture attentive, deux textes fort intéressants.
Je ne crois pas tout à fait certain, toutefois, que « les sept cents auditeurs du monde de la culture » aient été « médusés » par le propos du pape Benoît XVI.
Peut-être était-ce, au fond, ce qu’ils attendaient de lui. Car il y a, à mon avis, une sorte de paradoxe existentiel de notre temps.
Déraciné comme jamais, en passe de n’être même plus révolutionnaire, même plus antichrétien, même plus idéologue, même plus rationaliste (il n’en a vraiment pas les moyens) mais tout simplement de n’être plus « rien », d’être le temps barbare de « l’homme creux » au « regard vide », selon les fortes expressions qu’emploie Jean-François Mattéi, notre monde, paradoxalement, est aussi celui qui consacre à la conservation du patrimoine – et avec un grand concours de talents et de techniques étonnantes d’efficacité et de précision – des budgets, des programmes qu’aucune autre époque n’a seulement imaginés, ni, évidemment, engagés, qui se passionne pour l’Histoire, y consacre des quantités d’articles de journaux, d’émissions de télévision, de pages de couverture de ses magazines, celui, aussi, qui, d’une certaine manière, réhabilite ses rois, ses reines, et la noblesse des époques passées… Et cetera.
Ceci ne signifie nullement – sans-doute, même, est-ce le contraire – que notre société n’est pas très malade. Mais qu’il lui reste, encore, à l’arrière-fond de toutes ses tares, un sens encore vivant, de ce qui, de ce que, fut, notre civilisation française, et, je crois qu’il faut ajouter, européenne.
Au fond, il me semble que l’envie de « retrouver le chemin qui conduit chez nous » n’a pas tout à fait quitté les peuples français et européens. Sans une nouvelle « trahison des clercs » (celle des hommes du « système », en ses différentes composantes) cette « envie » serait sans-doute, déjà, une vague sociale d’importance. Déjà, en effet, le « système » ne peut empêcher que s’exprime dans l’édition, par les livres, sur les ondes, à travers les studios de radio ou de télévision, tout un ensemble d’intellectuels qui portent, à son encontre et à l’encontre du monde qu’il façonne à son image, un jugement fortement critique. Ce que nous appelons le « système » n’a pas plus qu’un autre les promesses de l’éternité. Est-il impossible que les circonstances ne permettent, un jour, à l' »envie » diffuse des peuples français et européens de retrouver le chemin qui conduit chez eux, de devenir une vague déferlante, comme celle qui a emporté, il y a vingt-ans, le bloc soviétique et fait tomber les murs qu’il avait construits à sa frontière ?
C’est pourquoi, il ne me semble pas impossible que les sept cents auditeurs du monde de la culture qui ont écouté Benoît XVI aux Bernardins, y aient retrouvé, émerveillés, tout simplement ce qu’ils en attendaient.
Photo du Chartreux dans la bibliothèque 1988/2011
extrait du film ‘ RELIEF DE FRANCE LES MONASTERES ‘
Les Chartreux à visage découverts film de JC Guerguy
plus d’infos sur le site http://www.cine-art-loisir.com
Monsieur Jean Claude Guerguy réalisateur.
(A GUERGUY JEAN-CLAUDE): merci pour la précision, que nous ignorions; nous la mettons immédiatement en « légende » de l’illustration…