PAR RÉMI HUGUES.
Article en 5 parties, publiées du mardi 24 au samedi 28 janvier 2023.
C’est le système moderne du Crédit qui fit, en effet, que la terrible boucherie de 14-18 durât aussi longtemps. Au célèbre slogan proudhonien « La propriété c’est le vol ! » nous avions réparti « L’usure c’est le vol ! » Ce cri fait écho à celui, lointain, du prophète Ézéchiel, bouche de l’Éternel, à qui cette pratique faisait horreur : « Si un homme est juste et pratique le droit et la justice […] s’il ne prête pas à usure et ne prend pas d’intérêt » (chapitre XVIII, versets 5 et 8).
Ne négligeons point les avertissements qu’adressa il y a des lustres ce Juif, issu d’un Peuple par qui vient le Salut. Aussi devrions-nous ajouter « L’usure, c’est la guerre ! ». Et ce n’est pas verser dans le pacifisme, ineptie à combattre autant que le bellicisme, que de considérer la guerre comme le mal, le fléau absolu. Comme le dit ce proverbe grec – cité par Kant – : « La guerre est mauvaise en ce qu’elle fait plus de méchants qu’elle n’en supprime. »[1]
D’où la préférence kantienne pour les traités de paix, qui n’assure celle-ci que de manière provisoire, une alliance de paix, ayant « pour but de mettre fin à jamais à toutes les guerres »[2].
Cette alliance de paix, Kant la nomma par ailleurs Société des Nations et il est incontestable que son vœu est aujourd’hui réalisé via l’O.N.U., décalque de la S.D.N. – ou League of Nations en anglais – qui exista dans l’entre-deux-guerres. En 1918 le Droit international public stricto sensu sortit de la sphère de l’utopique.
Au tournant du XIXe siècle l’avant-gardiste Kant affirmait déjà que « l’idée d’un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour une conception fantasque et excentrique du droit »[3]. Le monde westphalien en était arrivé à son crépuscule. Kant triomphait de Hegel, pour qui la finalité des temps reposait plutôt sur la persistance de l’ordre westphalien. Pour ce dernier c’est l’État-nation qui est la fin de l’Histoire, pas l’État-monde, un État-nation qui est un état de droit, c’est-à-dire établi sur des bases démocratiques et libérales.
Ainsi le fameux – bien que très surfait – Francis Fukayama, qui dans son opus devenu un classique La Fin de l’histoire et le dernier homme avance que la démocratie libérale est à la fois « point final de l’évolution idéologique de l’humanité » et « forme finale de tout gouvernement humain »[4], est le disciple de la pensée de Hegel (telle qu’interprétée par Alexandre Kojève) : « L’échec total et manifeste du communisme nous oblige à nous demander si toute l’expérience marxiste n’a pas constitué un détour de cent cinquante ans et s’il ne nous faut pas considérer que Hegel avait effectivement raison de voir la fin de l’histoire dans les États démocratico-libéraux issus des Révolutions française et américaine. »[5]
De surcroît, dans Principes de la philosophie du droit, Hegel avait posé que l’État est la condition de possibilité de la société, entendue comme non seulement marché de biens et services, mais aussi – et surtout – des idées[6].
Or sa réflexion ne portait pas sur le macroscopique. Avant lui John Locke avait développé la thèse que, si la société (civile) s’était substituée à l’état de nature, en revanche au niveau global les États avaient entre eux des rapports typiques de l’état de nature (au sens hobbesien et non rousseauiste ; autrement dit des rapports belliqueux). Ce que Kant reprit à son compte :
« Aux yeux de la raison, il n’y a pas, pour des États entretenant des relations réciproques, d’autre moyen de sortir de l’absence de légalité, source de guerres déclarées, que de renoncer, comme les individus, à leur liberté sauvage (anarchique), pour s’accommoder de la contrainte publique des lois et former ainsi un État des nations croissant sans cesse librement, qui s’étendrait à la fin à tous les peuples de la terre. »[7]
La gouvernance globale revient donc à la fin de l’état de nature mondial, ou pour imiter l’expression hobbesienne, la fin de la guerre-de-chaque-État-contre-chaque-État. ■ (À suive).
[1]Ibid., p. 121.
[2]Ibid., p. 103.
[3]Ibid., p. 111.
[4]Flammarion, 1992, p. 11.
[5]Pierre Bourgeois, « L’itinéraire de Francis Fukuyama », Commentaire, n°179, automne 2022, p. 504.
[6]Hegel fut à lʼorigine de « la conceptualisation dʼune société civile bourgeoise qui, enracinée dans le mécanisme du monde moderne (capitaliste) dʼéchanger et de produire, est à la fois distincte de la sphère proprement politique et nécessairement coordonnée et subordonnée à celle-ci. », Jean-François Kervégan, Hegel Carl Schmitt. Le politique entre spéculation et positivité, Paris, P.U.F., 1992, p. 186-187.
[7]Immanuel Kant, op. cit., p. 105.
À lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même (Cliquer sur l’image)
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Je trouve que cette série est drôlement intéressante. Merci.