CONTRIBUTION / CRITIQUE. Dans son essai Le courage de la dissidence. L’esprit français contre le wokisme (Éditions de l’Observatoire, Paris, 2022), la philosophe Bérénice Levet dissèque les fondements du wokisme et son expression dans la société.
Un essai remarquable, un livre-événement, est paru fin 2022. L’objectif de l’essayiste est de décrire les idées fixes de la postmodernité (féminisme post-#MeToo, théorie du genre, le wokisme venant couronner le tout).
La méthode est d’abord factuelle : elle consiste à pointer certaines pratiques institutionnelles venant à se généraliser. Chaque jour l’atmosphère se fait plus servilement identitaire, diversitaire, victimaire. On ne compte plus les expositions qui choisissent d’entrer dans l’histoire de l’art par le prisme féministe, homosexuel, racialiste. (p. 10) Sont concernés par ces nouveaux projets culturels des « historiens, sociologues, commissaires d’expositions, conservateurs de musée… » (p. 28) Le leitmotiv d’une « opiniâtreté déconcertante » consiste à surévaluer : « L’identité de sexe, de sexualité, de race, de religion comme prisme, et le monde en blanc et en noir. »
La suite de l’ouvrage développe une analyse des causes du mouvement woke et de ses tendances totalitaires (« Comment nous en sommes arrivés là ? », p. 41), pour finir (p. 105 sq.) par une revalorisation de la spécificité de la culture française en tant que dernier bastion susceptible de résister à cette vague déferlante. Le wokisme s’affirme comme le dernier avatar de la pensée progressiste infiltrant les institutions.
La philosophe s’inquiète particulièrement de la mainmise du wokisme à l’école, comme en témoigne l’initiative d’une institutrice de Bagneux saluée par les autorités, visant à promouvoir le multiculturalisme par des profanations de la Joconde. Après la dérision de Marcel Duchamp advient la récupération idéologique. Se centrer uniquement sur les identités raciales, culturelles, sexuelles, et religieuses devient la norme obligée, imposée aux enfants. L’universalisme français comme décentrement s’efface : « La possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école, est une voie désespérément barrée à l’élève. » (p. 27). Tout cela, à vrai dire, ne dérive pas que des outrances des adeptes des gender studies. Les pédagogistes avaient préparé le terrain. Le vide dans lequel ils nous ont laissés est « le fruit d’une pédagogie dite progressiste de rupture de la tradition et de la transmission ». D’où ce constat : « Voici un demi-siècle que la France n’est plus donnée à connaître et à aimer. Et la première persuasion revient fatalement à la doxa relayée, ratifiée, consacrée par les réseaux sociaux, les séries télévisées et, last but not least, l’Union européenne. » (p. 23) Significatif est l’emploi du mot doxa. Tous ces faiseurs d’opinions se pensent révolutionnaires. Ils ne voient pas qu’ils sont devenus les suppôts du système dominant, les thuriféraires de l’Establishment.
À l’opposé, Bérénice Levet rappelle le caractère non identitaire de la nation française, dûment signalé par Jacques Bainville : « Le peuple français […], c’est mieux qu’une race. C’est une nation. » Aussi convient-il de ne plus déconstruire le récit qui exalte ces acquis culturels irremplaçables que sont l’esprit français et sa littérature, fruits d’une longue construction réalisée tant par les rois de France que par les républicains — « récit que la République et l’école de la République ne (…) racontaient plus » (p. 134). D’où le surgissement d’un discours prenant la place laissée vacante, le récit woke, la société ayant horreur du vide.
Bérénice Levet constate que nous sommes en train de franchir une ligne rouge : « Dans son analyse des Origines du totalitarisme, Hannah Arendt avait identifié une étape décisive dans la conversion de l’Allemagne et de la Russie à des régimes totalitaires, le moment où la pensée raciale (le nazisme) et la pensée de classe (le marxisme) sortirent du cercle des militants pour être adoptées par les intellectuels et une vaste partie de l’opinion (…). » (p. 16-17)
Tous les domaines de la culture sont surveillés, soumis à des comptes : « Peinture, musique, littérature, cinéma, science (…) : combien de femmes ? Combien de “non-Blancs” ? Combien d’homosexuels ? » (p. 15) On se donne néanmoins bonne figure (« wokisme de salon », selon l’expression de Pierre-André Taguieff) :
Le wokisme n’a pas toujours les armes à la main, déboulonnant les statues, les maculant de peinture rouge et de tags rageurs, mettant à l’index fiévreusement tel ou tel livre. Il sait prendre des allures tranquilles, respectables, « cool », selon le portrait que brosse de lui-même le désormais ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye. Et c’est bien par là qu’il est le plus efficace, et aussi naturellement le plus redoutable (p. 16). Un de ses messages est : « L’opéra européen était le point de vue sublime des dominants sur le monde : celui d’hommes européens blancs, au pouvoir ou proches de lui » (p. 12). Le programme est de nous soumettre aux minorités, fers de lance du progrès :
Et là serait le nœud de l’affaire : englués que nous serions dans notre être d’Occidentaux, la lumière ne pourrait venir que de « nos victimes », elles seules pourraient se flatter de déceler ce fameux « impensé » colonial et/ou sexiste. (p. 58)
Bref, le respect moral élémentaire dû aux minorités devient idolâtrie. Comme si certaines dites « victimes de l’Occident » n’avaient pas à assumer parfois un lourd passé colonial et esclavagiste. Et Bérénice Levet d’épingler la cécité volontaire de Christiane Taubira (p. 90).
Un coup de maître de Bérénice Levet est de révéler que le wokisme de salon revendique en toute ingénuité de se faire l’écho, d’être la « caisse de résonance » des problèmes sociaux, en un mot : « la caverne ». Commettant un rude contresens, nos élites perçoivent la situation des prisonniers dans la caverne comme une libération. Bérénice Levet cite Laurence des Cars (nommée par le président directrice du Musée du Louvre) affirmant : « Réfléchir à la manière dont le Louvre peut être pleinement contemporain [et exprimant] sa volonté de transformer cette grande et belle, mais vieille institution en “chambre d’écho de la société” — aveu terrible tant l’image évoque la caverne de Platon, mais aveu funestement vrai : les lieux d’instruction et de culture, loués et recherchés pour leurs vertus émancipatrices, n’ont plus d’autre ambition que de renchérir sur les échos et les ombres de la caverne, c’est-à-dire de la société. » (p. 11)
Comment ne pas être en accord avec Bérénice Levet lorsqu’elle dénonce les « certitudes wokistes dont la caverne bourdonne » (p. 23) ? Le subterfuge est de transmuter le remède en poison de la pensée. « Nous avons besoin de la pensée en général et de l’art en particulier pour ne pas mourir d’asphyxie, asphyxie des échos sonores et creux de la caverne. » (p. 29) La vertu libératrice de l’art se voit désormais violée, mise en pièces par les gardiens du temple eux-mêmes : « L’individualité des choses et des êtres nous échappe » « et c’est pourquoi nous avons besoin de l’art, confirme Bergson » (p. 78).
L’école de la République, organe de transmission de la science que Bachelard identifiait à une « abstraction » des ombres de la caverne, vise actuellement à nous y maintenir définitivement : « Quelle tristesse que d’entendre notre jeunesse rompue à la novlangue féministe, racialiste ! (…) Conséquence désastreuse d’une école travaillée par la hantise d’être en retard sur le monde et avide d’être “ouverte sur la vie” et se faire la chambre d’échos de la société. » (p. 83-84)
Bérénice Levet fait de l’allégorie de Platon le mythe fondateur de l’Occident (p. 108). Elle invoque aussi notre patrimoine. Aux minorités se disant « blessées » par un simple mot, Bérénice Levet répond par l’esprit français, tout en déplorant son déclassement actuel. Les jérémiades ne sont pas le fort de l’esprit français, mais qu’en reste-t-il aujourd’hui à l’ère post-#MeToo et post-Black Lives Matter ? (p. 93)
Bérénice Levet pense à Voltaire, « dont Roland Barthes disait (…) qu’il avait su faire du combat pour la raison une fête » (p. 34). L’ironie voltairienne est un « pas de côté », dont le paradigme, second coup de maître de Bérénice Levet, se trouve chez Lucrèce : La France est en effet cette belle audacieuse qui rappelle chacun à sa liberté, au jeu qu’il peut instaurer avec lui-même, au pas de côté qu’il lui est toujours loisible de risquer, en admettant l’existence de limites (…). Une philosophie de la liberté ne va pas sans une pensée de la passivité. Subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation. Aux échecs, cette figure s’appelle la marche du cavalier. Chez Lucrèce, le clinamen, cette déviation toujours possible et souverainement imprévisible. Elle postule qu’il est en chacun de nous une enclave de liberté. (p. 105-106) Lectrice de Simone Weil, Bérénice Levet préfère la notion concrète d’enracinement comme « besoin fondamental de l’âme humaine » (p. 133) à celle d’identité, laquelle tend à ne devenir que « bûcher des susceptibilités. » (p. 32)
Pour illustrer le caractère rebelle propre à l’esprit français, est proposé l’exemple de Cyrano (p. 34). Le personnage, face à l’agression, ne se dit pas « choqué ». Loin de faire abstraction de sa disgrâce, il la transfigure dans un duel tout en pas de côté. Enraciné dans la culture française, il peut y puiser tout un jeu d’affirmations aussi époustouflantes que drôles. La liberté et le panache de Cyrano atteignent le sublime. Aussi disposons-nous d’un autre modèle que celui de l’individu dit « racisé » ne faisant qu’accuser. C’est cet enracinement que le progressisme a voulu éradiquer : On se souvient des propos de Vincent Peillon en 2012, alors ministre de l’Éducation nationale, qui donnait pour finalité à l’école d’« arracher l’élève à tous les déterminismes familial, ethnique, social, spirituel. » (p. 142).
Liberté bien illusoire ! Le clinamen épicurien — préfiguration de l’indétermination quantique ? — n’implique aucun arrachement : les déviations d’atomes sont les conditions de possibilité d’une once de liberté au sein d’un monde fortement déterminé. Bérénice Levet a ainsi osé proposer le modèle français face à un environnement hostile, prompt à extrême-droitiser ceux qui veulent le maintenir. Le pas de côté peut-il résister durablement à la déferlante woke ? L’esprit facétieux de Voltaire est certes un puissant antidote. Se présente néanmoins un maillon faible chez cet écrivain : L’homme est ce qu’il est, également traversé par le bien et le mal – car si Voltaire récuse le dogme du péché originel, ce n’est pas pour lui substituer, à la manière de Rousseau, une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée. (p. 123)
Inversement, le ressort secret du wokisme est de fournir une expression laïcisée de la culpabilité existentielle pour l’orienter vers ce réductionnisme aussi partial qu’il veut radical. Le problème est que l’Occidental ne parvient plus à se penser comme non coupable. Le wokisme trouve ainsi toute sa force en tant que succédané de religion.
Bérénice Levet a cité le Socrate du Ménon comme praticien du doute. Elle ne dit pas cependant que ce même Socrate a parlé des poètes évoquant une faute relative à un ancien mal. Plusieurs dictons de ce genre prononcés par Socrate pourraient bien être à la source de l’imagerie de la caverne : pourquoi les prisonniers sont-ils enchaînés, sinon à cause d’une ancienne faute ?
Socrate n’a jamais mis en doute l’existence d’un péché à l’origine de l’humaine condition. Il œuvrait pour le bonheur de ses semblables et leur libération spirituelle, n’étant ni un « pessimiste anthropologique » ni un voltairien avant l’heure. Ne serait-il pas un meilleur rempart que Voltaire ? ■
Son dernier ouvrage paru…
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Bérénice Levet, la contre-attaque
est devenue conformisme. Le wokisme n’est pas une contre-culture il est contre la culture. Ne pouvant créer et construire les « wokisés » trouvent leur accomplissement dans la destruction, mus par le ressentiment du médiocre, le rap, la laideur comme beau, le banal contre l’exceptionnel, tout cela y participe. Ne pouvant créer un Cyrano ils nous donnent Pierre Palmade, n’étant pas Voltaire ils sont Rousseau (Sandrine)
La contestation de 1968 est devenue conformisme; le wokisme écume sur un vaguelette disparaitra victime de sa stérilité.
JSF a déjà très bien commenté ce texte remarquable de Béatrice Levet, en particulier sur l’inversion opérée sur le mythe de la caverne de Platon. Merci . Oui le wokisme ne peut que détruire , je ne suis pas sûr, que par un effet de balancier ,le bons sens puisse reprendre ses droits automatiquement . Il est plus facile d’être déconstructeur par idéologie ou lâcheté. que d’être constructeur. Donc il faut le vouloir, restaurer son intériorité et se mettre au travail . « Ora et labora ».
Mille excuses , » Ora et labora » bien sûr.. .