Par François Schwerer.
L’inflation n’est pas due qu’à l’Ukraine ou à la folie consumériste. C’est surtout la structure actuelle de l’économie mondialisée et financiarisée qui produit l’inflation, avec cette folle course à la croissance ; et l’inflation est par ailleurs une variable d’ajustement de la dette des États, qui “remboursent” sur le dos des salariés et des retraités.
L’inflation doit augmenter plus vite que les salaires et les retraites car cette distorsion permet de résorber la dette en pesant sur le pouvoir d’achat.
Quand les banques centrales ont fini par admettre que l’inflation présentée comme passagère pourrait durer un peu plus longtemps qu’annoncé, la plupart des médias ont mis en cause la guerre en Ukraine qui succédait à la crise sanitaire covidienne. Les élites politiques, économiques et sociales n’avaient donc aucune responsabilité. Le peuple, beaucoup ! N’avait-il pas été pris d’une fringale de consommation au sortir du confinement sans attendre que la machine à produire se soit vraiment remise en route ? Désormais, si le peuple manque à la raison et exige de voir ses revenus augmenter aussi vite que les prix, s’il enclenche la spirale perverse prix-salaire, alors il sera responsable du fait que l’inflation ne pourra pas être arrêtée par la simple augmentation des taux d’intérêt dont croient bénéficier tous les prêteurs. Au-delà de cette caricature dont le raccourci ne fait que souligner ce qui résulte de la communication politique, il n’est pas inutile d’examiner les facteurs de cette inflation pour essayer de comprendre si elle sera ou non rapidement jugulée.
Le déroulement du processus inflationniste
Dans une économie mondialisée, comme les chaînes de production sont morcelées entre plusieurs pays au gré de la concurrence entre les lois fiscales et sociales et comme les entreprises ne veulent plus supporter le coût d’un stock intermédiaire de sécurité, tout redémarrage économique souffre d’une certaine inertie. La demande a repris plus vite que la production et alors que les matières premières, notamment en provenance de Chine, n’avaient pas eu le temps d’arriver. Dans le déclenchement du processus, l’envolée du coût de ces matières premières et de l’énergie a joué un rôle important. Or cela n’est pas seulement dû à l’embargo qui a frappé la Russie après le début de la guerre en Ukraine. En effet, l’intégration mondiale des marchés et leur organisation qui permet aux entreprises de « se couvrir » contre les fluctuations futures des cours ont ouvert les portes à une intense spéculation. Dans le souci d’afficher une action sociale volontariste, plutôt que de remettre en cause cette organisation, le Gouvernement a soufflé sur le feu en distribuant du pouvoir d’achat dans le cadre de sa politique du « quoi qu’il en coûte ».
Officiellement, il ne s’agit là que d’accidents conjoncturels et, une fois ceux-ci digérés, l’inflation devrait donc s’arrêter. En réalité, plus qu’une cause fondamentale du processus inflationniste, ces phénomènes ont joué le rôle des allumettes qui mettent le feu aux poudres. Si les allumettes brûlées s’éteignent rapidement, il n’en est pas de même pour la poudre, or celle-ci a été largement accumulée et depuis longtemps.
L’essentiel du carburant qui entretient l’inflation est constitué par la masse monétaire dont le volume a explosé depuis que les « faux droits », comme les appelait Jacques Rueff, ont perverti les « vrais droits ». Les « faux droits » en question correspondent à cette monnaie qui n’est gagée sur aucune création de richesse ; ils découlent seulement de subventions versées sans contrepartie et explosent aujourd’hui avec l’arrivée des baby-boomers à l’âge de la retraite et en raison de l’accueil de migrants toujours plus nombreux. Quand un titulaire de ces « faux droits » les utilise en achetant des biens et des services, il ampute le pouvoir d’achat des « vrais droits » ou initie une pyramide de dettes irrécouvrables de type Madoff, ou les deux. Tant que la valeur de la monnaie n’aura pas retrouvé son indépendance vis-à-vis des pouvoirs économiques et politiques, elle ne sera qu’un bon d’achat dont la distribution restera à la discrétion des hommes politiques en mal d’élection.
Aujourd’hui, les entreprises sont de plus en plus dirigées et gérées par des financiers dans le but de dégager le « cash » qui leur permettra de distribuer des dividendes aux actionnaires et de racheter leurs propres actions afin de faire encore monter les cours. Les financiers et les hommes politiques unissent donc leurs efforts dans une course à la « Croissance », cette nouvelle idole que l’on présente aux citoyens comme étant la garante de leur bonheur futur.
En physique, pour qu’une flamme puisse se propager, il faut que le carburant trouve un milieu favorable, chargé de l’oxygène nécessaire. Dans le domaine économique et financier, ce comburant est d’une part apporté par l’organisation politico-sociale, et d’autre part alimenté par le besoin du « tout, tout de suite ». La multiplication des intermédiaires multi-produits se révèle être une source de renchérissement d’autant plus insidieuse qu’elle permet de noyer les augmentations sectorielles des prix et de tromper les consommateurs tant la multiplication des produits d’apparence semblable empêche toute comparaison sérieuse. Cette apparente abondance facilite en particulier ce que l’on appelle désormais la shrinkflation, ou en français (?) la « réduflation » : il s’agit de cette pratique trompeuse, mais légale, qui consiste à diminuer la quantité d’un produit connu, vendu dans un emballage qui semble n’avoir pas changé et qui reste toujours au même prix. Le prix apparent n’augmente pas mais la quantité achetée diminue. Quant au besoin d’immédiateté qui traduit en fait une absence de confiance dans l’avenir, il a conduit les Pouvoirs publics à multiplier les chèques distribués pour aider les populations les plus fragiles – en attendant que l’on puisse supprimer ce qui reste de monnaie matérielle et passer à une distribution encore plus ciblée de « faux-droits » grâce à la monnaie numérique, condition du « crédit social » à la chinoise – sans que pour autant l’État n’ait en caisse de quoi les gager, ce qui l’oblige à emprunter les sommes nécessaires sur les marchés internationaux à un taux croissant, lui-même désormais indexé sur l’inflation.
Un difficile assainissement
Dans ce petit jeu, il ne faut pas que les revenus des salariés et des retraités augmentent au même rythme que l’inflation, car cette distorsion permet petit à petit de résorber la dette en pesant sans le dire sur le pouvoir d’achat des citoyens. C’est une forme d’impôt qui ne dit pas son nom. Il ne faut pas non plus que l’épargne et les dépôts soient librement disponibles car ce sont les dernières seules garanties sur lesquelles comptent les créanciers internationaux pour imposer le remboursement des dettes colossales accumulées.
Si le pays veut conserver un semblant d’indépendance, il est primordial que l’inflation dure suffisamment longtemps pour rassurer ses créanciers et que l’épargne nationale soit saisissable en cas de besoin. De plus, comme les crises successives ont étalé au grand jour les inconvénients d’une mondialisation qui a mis à mal la souveraineté des États, les hommes politiques sont obligés de promettre des relocalisations, lesquelles ne peuvent pas avoir de résultats tangibles immédiats mais auront pour effet direct de faire encore monter les prix… à moins que l’on ne diminue à due concurrence les charges financières pourtant si nécessaires pour assurer la paix sociale.
Ces dernières années, les banques centrales ont inondé les marchés de liquidités tout en prétendant combattre l’inflation. Si le monde n’a pas aussitôt connu de dérive générale des prix, c’est parce que l’on a vu éclore un grand nombre de bulles pour le plus grand intérêt des spéculateurs qui ont détourné à leur profit la manne généreusement distribuée. Mais les bulles sont à l’inflation ce que, dans le domaine de la santé, le cancer d’un organe est au cancer généralisé. On sait que le passage de l’un à l’autre est aussi soudain qu’imprévisible et, qu’à un stade avancé de la maladie, le traitement qui s’avère indispensable est beaucoup plus long et douloureux. Il ne pourra pas être cantonné au seul système économique et financier mais touchera tous les aspects du corps social, sans exception. Il nécessitera un contrôle toujours plus étroit de la façon dont les citoyens auront la prétention d’utiliser les moyens financiers qui sont censés leur appartenir. Dès lors l’inflation ne pourra pas être passagère, même si l’on connaît quelques moments de répit. Elle ne sera jugulée que dans la mesure où les pouvoirs publics auront la volonté et la possibilité de mettre en œuvre des mesures politiques stables et courageuses. Le régime électoraliste actuel le permet-il ? ■