Cet entretien – réalisé par
ENTRETIEN – Le sociologue et professeur émérite à la Sorbonne décrypte les causes de la crise démocratique en France. Il trouve des raisons d’espérer une issue positive à la confusion actuelle.
Michel Maffesoli vient de publier « Logique de l’assentiment » (Cerf, 2023).
« Nous sommes dans une période de changement d’époque. Les grandes valeurs de la modernité (individualisme, égalitarisme, rationalisme, matérialisme) sont saturées et de nouvelles valeurs émergent. »
LE FIGARO. Emmanuel Macron a réussi à faire passer la réforme, mais sans obtenir le consentement de la majorité des Français et est désormais victime en permanence d’un procès en illégitimité. Est-ce le fruit d’une forme de populisme qui mine la démocratie ?
Michel MAFFESOLI. – Le mot populisme est trop facilement employé pour discréditer l’émergence d’une réaction populaire. Ainsi a-t-on dit que les manifestations contre la soumission aux mesures disciplinaires (confinement, masques, vaccination «forcée») déployées pendant la crise sanitaire étaient populistes. Que quelques-uns des rares hommes politiques qui les ont soutenues aient été classés «d’extrême droite» a renforcé ce discrédit. Pour moi ces diverses manifestations sont tout simplement le signe d’une perte de confiance du peuple dans ses représentants. L’usage du 49.3 traduisant une impuissance du pouvoir législatif à faire la loi.
Vous dénoncez depuis des années une fracture entre le peuple et les élites. En est-ce le symptôme ?
Aux yeux du peuple, les députés et les juges appartiennent au même cercle que les technocrates qui gouvernent et les «experts» qui parlent, ce sont ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire. Quand le pouvoir institué est en harmonie avec la puissance instituante populaire, il est possible de redéfinir les règles de l’être ensemble, en l’occurrence les règles de redistribution entre générations du fait des évolutions démographiques ou technologiques. Aujourd’hui, les élites et le peuple vivent des réalités imperméables les unes aux autres. Dès lors le mot démocratie n’est qu’une incantation.
Vous avez écrit un livre intitulé L’Ère des soulèvements. Après les «bonnets rouges» ou encore les «gilets jaunes», ce conflit social apparaît plus classique. Est-ce vraiment le cas ou est-ce le nouvel épisode d’une même crise émaillée de convulsions sporadiques ?
Je crois qu’il s’agit d’un même type de révoltes, disons de la base contre les élites, du local contre le pouvoir central. Mais l’encadrement par les syndicats donne à ce mouvement une apparence de lutte sociale au sens classique. Et comme on l’a vu, cet encadrement empêche le chaos. Il n’en reste pas moins que les manifestants contestent non pas tant le passage à 64 ans que son application à tous, quelle que soit leur espérance de vie selon la branche professionnelle dans laquelle ils travaillent. Le pouvoir jacobin en France ne sait pas tenir compte des diversités territoriales, corporatives, professionnelles. Les formes de contestation et les mots pour l’exprimer diffèrent, mais c’est toujours une contestation du pouvoir central et de son modèle rationalisant.
Comment qualifieriez-vous cette crise ? Peut-elle déboucher sur une révolution, une recomposition ?
La crise est aussi en grec l’action de trier, de passer au crible, de rejeter ce qui doit l’être: le son, et de garder ce qui mérite d’être gardé: le bon grain. Nous sommes dans une période de changement d’époque. Les grandes valeurs de la modernité (individualisme, égalitarisme, rationalisme, matérialisme) sont saturées et de nouvelles valeurs émergent. C’est une mutation générale. Le mot «révolution» est trop «politiste» pour décrire cela. Ce qui est en jeu, comme les «jacqueries» médiévales, ce sont les multiples mouvements de révolte, des soulèvements, des insurrections. Et en même temps, au niveau local, de multiples expériences témoignant des valeurs d’entraide, de créativité, d’attention au bien commun qui sont celles des jeunes générations.
Dans un précédent livre, vous avez également évoqué le temps des tribus à propos de notre époque. Cette «tribalisation» ne va-t-elle pas aboutir plutôt à une décomposition ?
Je décris la saturation du modèle moderne, hérité des Lumières et de la Révolution française. Notamment l’égalitarisme individualiste. La révolte des terroirs, des corporations, des «tribus urbaines» traduit le passage d’un idéal démocratique à un idéal communautaire. Idéal non pas au sens d’un modèle à atteindre, mais de l’idée, du principe qui sous-tend l’imaginaire du monde en cours. Alors c’est vrai, nous vivons la fin d’une époque, mais la fin d’un monde n’est pas la fin du monde. Je reste dans l’espérance. Il y a aussi un formidable vitalisme chez les jeunes générations.
Peut-on encore gouverner dans ces conditions ?
Changement d’époque égale, comme le dit Vilfredo Pareto, une «circulation des élites». Actuellement vous voyez combien peu d’hommes politiques émergent de la grisaille d’une élite en voie de perdition. Si l’on regarde la période de la fin de l’Empire romain, on est frappé par l’hystérisation du pouvoir. Ce pouvoir, isolé dans son palais gouverne par la peur, peur de la mort, peur de la guerre, peur de la pénurie, peur de l’effondrement du modèle social. Ce qui amène en réaction des soulèvements de plus en plus nombreux et erratiques. C’est en leur sein que naîtra une nouvelle forme d’organisation sociale, privilégiant la «proxémie», le territoire. Je le rappelle: le «lieu crée le lien».
Faut-il redouter la guerre civile ?
La guerre civile définit des camps qui s’affrontent pour le pouvoir, avec des projets politiques différents. Je ne crois pas que nous soyons dans cette occurrence. Les divers mouvements de révolte n’ont pas de programme, de projet, ils ne sont pas politiques en ce sens, mais existentiels. Ce qui est en jeu, c’est bien sûr le refus d’un travail dont le seul sens serait « sa valeur », c’est-à-dire sa valeur d’échange monétaire. Une grande partie des emplois n’a pas de sens, ne permet pas aux personnes d’exprimer leur créativité. La «caporalisation» des métiers plus créatifs, l’enseignement, le soin, voire la création d’œuvres, par une normalisation toujours plus poussée, tout ceci produit du désespoir, de la révolte et à terme une sécession, de multiples sécessions. C’est ce qui est en train de se passer. Ces multiples révoltes produisant progressivement de nouvelles formes d’être ensemble. Mais ne l’oublions pas, c’est à partir d’une décadence qu’il y a Renaissance: « Ordo ab chao ». ■