Par Pierre Builly.
Sa Majesté des mouches de Peter Brook (1963).
Belzébuth ne nous abandonne pas.
Comment mieux montrer la fragilité extrême des convenances sociales, des bienveillances et des révérences qu’en dispensant une parabole qui est presque une épure ? Des garçons britanniques issus des meilleurs collèges, isolés sur une île exotique par un accident d’avion vont, en quelques semaines y vivre ce qui fait l’essence de l’Homme, la volonté de Puissance et la capacité de tuer. Les garçons, qui ont entre treize et huit ans, se retrouvent, du jour au lendemain, privés de toute férule adulte ; ils viennent d’une de ces public schools dont la caractéristique est d’être, par une curieuse antiphrase, entièrement privées et sélectives. Uniformes, corporations, tenues particulières, adhésion à des traditions quasi claniques.
Deux groupes, à la base : celui de Ralph (James Aubrey) et du grassouillet, doux, faible, asthmatique, binoclard, intelligent Porcinet (Hugh Edwards) rejoints par une quinzaine d’enfants un peu plus jeunes ; celui mené par Jack (Tom Chapin), plus organisé, plus discipliné, plus âgé, un peu moins nombreux. C’est en fait le Chœur vocal de l’école, singulièrement vêtu d’un étrange accoutrement traditionnel qui d’emblée donne un malaise lorsqu’on le découvre, arrivant au pas cadencé sur la plage, chantant un Kyrie Éleison malsain et obsédant. Ralph représente, dans cette parabole, la Raison, la Démocratie, la Civilisation ; il a trouvé, sur la plage, un coquillage sonore et, comme dans la boulè antique, il institue que chacun pourra parler aux assemblées dès lors qu’il aura entre les mains cette conque et que chacun sera tenu d’écouter sans interrompre. Prémisses de l’État de droit et des institutions fondées sur la dignité de tous.
s’il a été désigné chef de la communauté parce que son groupe, de constitution plus faible, plus jeune, est un peu plus nombreux, son autorité est presque d’emblée contestée par Jack, un rien plus âgé, mais surtout plus grand, plus fort, plus violent. Jack qui dispose d’une sorte d’autorité instinctive et primale sur son groupe initial mais qui va peu à peu lui agréger la presque totalité des plus jeunes, séduits précisément par une sorte de retour aux pulsions sauvages, le sang et la violence, l’adoration animale de la force, ce qu’Albert Cohen appelait la babouinerie. Alors que Ralph essaye d’introduire de la rationalité dans le comportement des enfants, par exemple d’entretenir jour et nuit un feu dont la fumée permettra à d’éventuels sauveteurs de repérer la présence des naufragés sur l’île, Jack enivre ses troupes de toutes les magies instinctives. La chasse aux cochons sauvages qui pullulent, de simple traque nourricière au début devient ensuite un rituel initiatique sanglant avec adoration d’une tête de truie fichée sur un pieu.
C’est cela, Le seigneur des mouches, une tête de cadavre dont la pourriture bruisse bientôt ; mais ce titre est aussi un des attributs de Belzébuth, un des anges déchus compagnons de Lucifer dans la tradition infernale, prince des ordures et des abjections, vers quoi vont glisser de plus en plus, fascinés par leur propre déchéance, les enfants qui suivent la folie de Jack. Jusqu’à ce qu’un navire passant dans les parages et attiré par l’incendie allumé pour traquer Ralph aborde et que la fin de l’affreuse récréation soit sifflée par les grandes personnes. Il y a tout de même eu deux morts, deux assassinats.
Du roman controversé de William Golding qui démontait les fantasmes niais sur l’innocence de l’enfance et les beautés de l’état de nature, le dramaturge Peter Brook a tiré un film assez fascinant, doté d’une photographie magnifique de Tom Hollyman et d’une musique à la fois très simple et très obsédante de Raymond Leppard.
Cette sorte de huis clos violent dans des paysages idylliques est, je l’ai dit, une sorte de parabole ; mais sous la rigidité démonstrative du discours – la fragilité presque risible de nos comportements civilisés – ne disparaît jamais la qualité de la réalisation, très rythmée et souvent même haletante.
Dix ans après Sa Majesté des mouches, un autre film venait nous rappeler l’évidence que nous ne sommes des barbares couverts d’un léger vernis : Délivrance de John Boorman ; j’ai toujours en tête le regard égaré de Jon Voight scrutant la nuit après la fin de l’aventure ; je gage que le regard du jeune Ralph (James Aubrey), s’il avait été filmé après son sauvetage aurait pu avoir la même vacuité terrorisée… Mais que penser alors de ce que pourrait être le regard de Jack et de ses complices désormais prisonniers de leurs solitudes et de leurs souvenirs ? ■
DVD autour de 15€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.