Par Nicolas Baverez.
Cet article est paru dans Le Figaro du 8 mai. Aucun patriote, aucun citoyen sérieux, tout simplement, ne peut être indifférent aux questions agricoles et alimentaires. Il ne faut pas attendre de Nicolas Baverez l’abandon de son libéralisme foncier ni de sa foi européiste. L’un et l’autre se trouvent néanmoins relativisés au fil de l’analyse par la lucidité et le réalisme des chiffres et des données. Et c’est finalement en termes de souveraineté nationale qu’il se prend à raisonner. Même si la géopolitique mondiale, notamment à cause de l’explosion démographique du monde, essentiellement produite par l’Afrique et l’Asie, ne peut être ignorée. C’est à la reconstruction de l’agriculture française que, dans ce contexte, Nicolas Baverez appelle. Que sera-t-elle demain ? De masse ou de qualité ou l’une et l’autre nécessairement différenciées ? Avec 8 milliards d’humains sur une planète dont la taille ne varie pas, il est certain que la question agricole et alimentaire pèsera lourd dans la géopolitique du monde. Et que la France a le plus urgent intérêt à refaire, en la matière, sa pleine puissance pour assurer son indépendance. Ce ne devrait pas être, pour elle, hors de portée !
CHRONIQUE – Le caractère stratégique de l’agriculture a été remis en lumière ces dernières années avec la pandémie de Covid, la guerre en Ukraine et le réchauffement climatique.
« La France devrait être idéalement positionnée pour bénéficier du retour en grâce de l’agriculture »
La Boétie affirmait que « l’agriculture est la mère et la nourrice de tous les autres arts ». Elle conditionne surtout la sécurité alimentaire, qui reste le premier des droits humains, la souveraineté des nations et la stabilité du système géopolitique.
L’agriculture a été largement délaissée depuis le début du XXIe siècle, l’intensification des échanges liée à la mondialisation étant censée garantir l’alimentation de la population mondiale. Les chocs qui se sont succédé ont remis en lumière son caractère stratégique. La pandémie de Covid a souligné les risques créés par la dépendance alimentaire et provoqué une floraison de mesures protectionnistes. L’invasion de l’Ukraine par la Russie (les deux pays assurant 30 % des exportations de blé) a déclenché une envolée des prix des produits agricoles, une pénurie d’intrants et une multiplication des famines. Le réchauffement climatique pèse lourdement sur la production, y compris en Europe, où les pertes de récoltes ont triplé depuis les années 1960. Le risque alimentaire redevient ainsi majeur dans un monde où 820 millions des 8 milliards d’habitants souffrent de sous-nutrition.
La France devrait être idéalement positionnée pour bénéficier du retour en grâce de l’agriculture. Elle a longtemps été la première puissance agricole et le grenier de l’Europe, forte de son vaste territoire (plus de 30 millions d’hectares), de ses filières d’excellence, du dynamisme de sa recherche. Mais, au moment où la souveraineté alimentaire redevient décisive, elle découvre que son agriculture est sinistrée, à l’exception des céréales, relancées par la chute des exportations russes et ukrainiennes, ou des vins et spiritueux. Ses exportations ont reculé du 2e au 5e rang mondial en vingt ans, largement derrière les Pays-Bas et l’Allemagne, tandis que les importations ont bondi de 28 à 73,2 milliards d’euros. La France est ainsi en situation de dépendance alimentaire puisqu’elle importe 71 % de sa consommation pour les fruits, 28 % pour les légumes, 56 % pour la viande de mouton, 35 % pour la volaille, 27 % pour le porc et 22 % pour la viande bovine.
La valeur ajoutée de l’agriculture, qui progressait de 2,5 % par an dans les décennies 1980 et 1990, stagne depuis un quart de siècle et ne représente plus que 1,8 % de la production française. Sa productivité s’effrite avec le blocage de l’innovation. Notre pays ne compte plus que 400.000 exploitations dont 10 % sont en situation de faillite, tandis que 18 % des ménages d’agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté. Il en résulte une très faible attractivité du secteur: un agriculteur sur quatre cesse aujourd’hui son activité sans être remplacé alors que la moitié d’entre eux partiront à la retraite dans les dix prochaines années.
La France suicide son agriculture au moment où, des États-Unis à la Chine en passant par la Russie, l’Inde, le Brésil ou l’Allemagne, les grands pays investissent massivement
La débâcle de l’agriculture française s’explique par les mêmes raisons que celles qui ont ruiné notre industrie ou le secteur de l’électricité. Des exploitations trop petites et surendettées, qui souffrent d’un handicap de compétitivité insurmontable face à la production industrialisée de l’Allemagne, aux efforts de rationalisation de l’Europe méditerranéenne ou à la concurrence des géants du Sud. La hausse vertigineuse des coûts du travail et de la fiscalité. L’inflation des normes et la surtransposition des dispositions européennes (seules 309 substances actives sont autorisées en France contre 454 dans l’Union) – avec pour dernière péripétie la dérive kafkaïenne de l’Anses, qui avait décidé d’interdire sans base légale la phosphine, indispensable pour les exportations de céréales, avec pour effet de bloquer 11,5 millions de tonnes de blé à destination du Maghreb et de l’Afrique. L’hostilité à l’innovation et l’interdiction de facto des OGM et des biotechnologies, qui conduit à la délocalisation de la recherche. Le choix par l’État d’une stratégie malthusienne fondée sur le tout biologique au moment où la pression sur le pouvoir d’achat est maximale: les subventions vont à des aliments de luxe en surproduction – ce qui oblige à déclasser 30 % du lait bio – tandis que les produits d’entrée et de moyenne gamme sont couverts par les importations. Enfin, la stratégie européenne à l’horizon 2030 dite «From Farm to Fork», qui programme la baisse de la production agricole de 15 % avec pour conséquences une hausse massive des prix pour le consommateur et une augmentation de 30 à 180 millions des personnes victimes de sous-nutrition dans le monde.
La France suicide son agriculture au moment où, des États-Unis à la Chine en passant par la Russie, l’Inde, le Brésil ou l’Allemagne, les grands pays investissent massivement. Aussi notre pays doit-il se repositionner rapidement comme une grande puissance agricole. En donnant la priorité à la souveraineté alimentaire, ce qui implique d’augmenter la production, de répondre aux besoins du marché de masse, de s’opposer frontalement à la logique décroissante du projet From Farm to Fork, qui planifie la dépendance et la famine. En restaurant notre compétitivité, ce qui demande de réduire le coût du travail, la fiscalité sur la production et la surréglementation. En revalorisant les revenus et l’image du métier d’agriculteur à travers un partage plus équilibré de la valeur (l’agriculture n’entre que pour 10 % dans le prix acquitté par le consommateur). L’agriculture n’appartient pas au passé mais à l’avenir: elle a vocation à devenir le laboratoire de la réconciliation entre compétitivité, écologie et souveraineté. ■