Par Sébastien Lapaque.
Commentaire – Sébastien Lapaque, somme toute, ne fait ici que revenir pour Le Point (28 mai) avec la talent, l’intelligence sans fard, le style sensible et vrai, et la culture que nous lui connaissons de longue date, vers ce que nous appelons de façon un peu ridicule, en tout cas répétitive à l’excès, « la vieille maison » Qu’il connaît bien, d’ailleurs, pour y avoir vécu un temps de sa jeunesse turbulente. Maison pas si vieille que ça d’ailleurs puisqu’il s’agit ici surtout de jeunes gens dont il n’a pas manqué d’observer sans malveillance aucune une assez large conformité aux qualités, si l’on en trouve, et aux défauts de la postmodernité. Le tableau dressé par Lapaque ne nous paraît pas si faux ni si négatif que ça. Il a été de la Maison et, même si l’on en sort, on y reste toujours au fond de soi. Il en connaît les qualités et les inévitables défauts, comme nous-mêmes les connaissons aussi. Il pose la vraie bonne question lorsqu’il invite à chercher à « comprendre pourquoi (Charles Maurras) continue de susciter une puissante fascination au sein d’une frange circonscrite de la jeunesse française. » Alors, à travers les années, les tragédies de l’Histoire, les événements et les conflits, les sommités, De Gaulle et Pompidou compris, tous ceux que Lapaque convoque à l’appui de son analyse, on devrait être capable de mesurer combien sa pensée, mais aussi son héroïsme personnel qui impressionnait Péguy, ont été et restent présents dans presque tout le spectre de la France contemporaine.
La justice a suspendu l’interdiction de manifester de l’Action française, les 13 et 14 mai. Un couac qui a mis un coup de projecteur sur ce mouvement.
L’espace d’une séquence, légèrement surréaliste, mi-mai, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, a permis à l’Action française de bénéficier d’une publicité dont personne, au sein du mouvement royaliste, ne pouvait rêver. Chaînes d’information en continu, radio, presse écrite, réseaux sociaux… Pendant une semaine, chacun s’est senti autorisé à donner son avis sur le pouvoir et les nuisances actuelles de l’extrême droite royaliste en France.
« L’Action française, combien de divisions ? » se sont angoissés certains. Ils étaient 600 militants à rendre hommage à Jeanne d’Arc, place des Pyramides à Paris, dimanche 14 mai ; ils revendiquent 3 000 adhérents à jour de cotisation ; la mouvance rassemblerait 10 000 personnes, les partisans d’une « nouvelle aventure capétienne » étant évalués à 200 000 par les spécialistes. Le slogan le plus violent qu’on les ait entendus crier est : « Ni droite ni gauche, monarchie populaire. »Et la dernière interpellation spectaculaire remonte au bicentenaire de la Révolution française, en 1989, quand trois personnes soupçonnées d’avoir perturbé une interprétation de la « Carmagnole » par la mezzo-soprano Hélène Delavault ont été brièvement incarcérées à Fresnes, deux d’entre elles ayant été ultérieurement innocentées…
Identitaires. Dans les querelles d’experts concernant la persistance du royalisme dans la France républicaine, cent soixante-quinze ans après l’abdication de Louis-Philippe, dernier roi des Français, les observateurs les plus perspicaces tentent de distinguer l’Action française « canal historique », héritière du mouvement politique né en 1899, au moment de l’affaire Dreyfus, de ses avatars identitaires, nationaux-catholiques, conspirationnistes, etc. D’autres s’efforcent de recentrer le débat sur la doctrine de Charles Maurras, le « maître » arrêté à la Libération, condamné en janvier 1945 à la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale pour « intelligence avec l’ennemi ». Antiparlementaire, antisémite, antidémocrate, l’auteur de L’Avenir de l’intelligence avait un dossier chargé. En 1927, il avait déjà été condamné pour « menace de mort » et en 1936 pour « provocation au meurtre ». Ce qui n’a pas empêché les partisans ultras de la collaboration avec l’Allemagne de le regarder comme un amuseur en espadrilles, un poète égaré en politique. Il faut relire le chapitre « L’inaction française » dans Les Décombres de Lucien Rebatet ; ou les éructations de Louis-Ferdinand Céline contre la doctrine maurrassienne dans L’École des cadavres : « Le latinisme plaît beaucoup aux méridionaux francs-maçons. Le latinisme, c’est tout près de la Grèce. La Grèce, c’est déjà de l’Orient. L’Orient, c’est en plein de la Loge. La Loge, c’est déjà du juif. Le juif, c’est déjà du nègre. Ainsi soit-il. »
N’importe. Les détracteurs de Maurras continuent de vouer ses livres au même enfer que le Mein Kampf d’Hitler ou que Bagatelles pour un massacre de Céline. Ramener Charles Maurras à son seul antisémitisme et à son seul soutien au régime de Vichy empêche de comprendre pourquoi il continue de susciter une puissante fascination au sein d’une frange circonscrite de la jeunesse française. Et quelle est cette jeunesse.
Fruits de l’époque. « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père », jurait Guy Debord, un penseur dans l’œuvre duquel les jeunes royalistes de l’Action française contemporaine puisent une partie de leur inspiration. Ils n’échappent pas à cette loi. Plus qu’à Charles Maurras et à son œuvre, c’est à leur époque qu’ils correspondent. Leur corpus est souvent confus, désarticulé, bricolé, avec cette espèce de désordre théorique qui caractérise la postmodernité. Il y en a qui en pincent pour un royalisme légitimiste, façon XIXe siècle, à la Balzac ou à la Barbey d’Aurevilly ; d’autres qui insistent sur leur attachement à Jean d’Orléans, le prétendant au trône de France. Il y en a qui croient au Ciel, d’autres qui n’y croient pas. Ils sont parisiens ou provinciaux, très diplômés ou pas du tout, garçons et filles, homosexuels et hétérosexuels dans les proportions de la société actuelle. Généralement âgés de moins de 30 ans, ils savent que l’Action française mène à tout à condition d’en sortir. Ceux qui rêvent de ratonnades et de slogans exaltant l’Europe blanche sont exclus. Ainsi les militants de la section rennaise, qui ont créé leur propre mouvement en janvier 2023, L’Oriflamme Rennes, après avoir été poussés hors de la « vieille maison ». « C’est le départ d’une section emmenée par un leader, qui est là depuis quelques années, qui revendique une certaine autonomie dans sa manière d’agir alors que notre mouvement est structuré pour avoir une certaine cohérence politique, afin d’être unifié », a alors expliqué Olivier Perceval, le secrétaire général de l’Action française.
Les procès internes, les épurations idéologiques, les scissions, les exclusions, c’est une tradition qu’on s’attache à maintenir, à l’Action française. Les bons connaisseurs de l’histoire des idées politiques se souviennent d’un livre de Paul Sérant, Les Dissidents de l’Action français, présentant les itinéraires variés et contradictoires de Georges Valois, Louis Dimier, Jacques Maritain, Georges Bernanos, Robert Brasillach, Thierry Maulnier et Claude Roy. Du fascisme au communisme, en passant par le thomisme ou l’hellénisme, les enfants terribles de Charles Maurras se sont dispersés dans toutes les familles politiques, idéologiques et esthétiques.
Indignation. On sait que Philippe de Villiers a participé à l’université d’été du mouvement royaliste, le fameux CMRDS (camp Maxime Real del Sarte), dans le cadre duquel les anciens de la « vieille maison » – journalistes, écrivains, universitaires – viennent distiller la bonne parole aux jeunes militants. Que François Bayrou a été abonné à l’Action française universitaire. Qu’il y avait des royalistes dans l’équipe de campagne de Jean-Pierre Chevènement en 2002 et dans celle de François Fillon en 2017. Loin, très loin de Charles Maurras et de ses anathèmes. Beaucoup plus près de la pensée d’autres figures emblématiques du mouvement royaliste : le romancier Georges Bernanos, le philosophe Pierre Boutang, les historiens Jacques Bainville, Philippe Ariès et Raoul Girardet, spécialiste de l’histoire du nationalisme français et de l’idée coloniale. En 1960, c’est Raoul Girardet qui a dirigé le mémoire de fin de cycle de Jean-Pierre Chevènement intitulé « La droite nationaliste devant l’Allemagne » à l’Institut d’études politiques de Paris – ce qui explique la tendresse d’une grande partie des royalistes à son égard. Parmi les anciens militants de l’Action française qui ont fait une belle carrière en politique, il ne faut pas évoquer seulement François Mitterrand, le « grand homme de province à Paris » dont Claude Roy a raconté le « moment maurrassien »dans son livre de Mémoires intitulé Moi je. Mais également Christian Vanneste, ancien député-maire de Tourcoing, dont Gérald Darmanin a été le directeur de campagne lors des élections législatives de 2007 et des élections municipales de 2008. Par l’intermédiaire de Vanneste, Gérald Darmanin a eu accès à l’histoire d’Action française. Il sait distinguer les royalistes des groupuscules fascistoïdes, dont le rassemblement, le 6 mai dernier à Paris, a suscité une indignation qui a poussé le ministre de l’Intérieur à tenter de faire interdire par la préfecture de police de Paris un colloque et une manifestation en hommage à Jeanne d’Arc les 13 et 14 mai – deux événements que le tribunal administratif a finalement autorisés, donnant raison à l’Action française contre le ministre et obligeant l’État français à verser 1 500 euros aux royalistes.
Modération. Gérald Darmanin connaît d’autant mieux le mouvement royaliste qu’il en a été sinon un militant du moins un compagnon de route, donnant quelques articles au mensuel Politique magazine, alors dirigé par Hilaire de Crémiers, l’un des dirigeants de l’Action française-Restauration nationale. Ces cinq articles très modérés, publiés en 2008, ont été exhumés par le mensuel L’Incorrect en 2020. Ils expliquent la raison pour laquelle Darmanin, interrogé sur le séparatisme par Pascal Praud sur CNews, le 2 février 2021, a pu prendre l’Action française comme l’exemple d’une possible critique de la République. « L’Action française est une association dont chacun connaît le fait qu’elle veut remplacer la République par la royauté. C’est la grandeur de la démocratie et de la République d’accepter que des gens veuillent remplacer son régime ! »
Les responsables du compte Twitter du mouvement monarchiste se sont félicités de cette déclaration, rappelant au ministre qu’il avait participé à leur université d’été… Le passage de Gérald Darmanin à cette session estivale, c’est comme la « cotise » d’Alain Madelin au GUD ou la carte d’adhérent de François Mitterrand à l’Action française – que l’académicien Jacques Laurent nous a un jour certifié avoir vu, au 33, rue Saint-André-des-Arts, où se réunissaient les étudiants royalistes. Il va falloir des recherches historiques et archéologiques fouillées pour en prouver l’existence. De source bien informée, il s’agirait d’une calomnie. Ou d’une plaisanterie. ■
Sébastien Lapaque est écrivain et critique littéraire.
«Calomnie ou plaisanterie», par cette équation bêtement dialectique, Sébastien Lapaque résume le fond de sa «conscience politique» (pour parler marxien)… L’AF, selon sa pertinence et au fond, on en viendrait, on y serait passé, on y aurait trente ans, etc. Ce serait un peu l’affaire des crises d’adolescence sensiblement attardées.
Pour ma part, je préfère un bon adversaire qu’un indigeste sympatique… «Les tièdes, je les vomirai de ma bouche», selon le Père éternel…
Non, monsieur Lapaque, pour quiconque, passer part l’AF ne saurait jamais être ou avoir été «une calomnie ou une plaisanterie», sauf, peut-être, pour vous-même…
J’ose espérer que, en privé, vous êtes encore capable de vous montrer mieux inspiré que dans les colonnes où vous ne semblez chercher à pondre que pour vous dédouaner.
Après la «société du spectacle» à la Guy Debord (dont j’espère que, seulement, très peu de gens d’AF aillent jamais affectionner l’infantilisme de la «théorie révolutionnaire», que j’ai malheureusement côtoyer de trop près un siècle passé), après cette estudiantine et pacotille «radicalité», voilà que semble se frelater le cours préparatoire critique d’une «société d’opérette» fredonnée par ses propres abonnés.
@ David Gattegno : Je vous trouve le museau bien fin et bien sensible pour marquer du rejet de cet article ! Je n’avais jamais entendu parler de Sébastien Lapaque avant d’avoir aperçu ce texte dans « Le Point ». Je ne savais donc pas que Lapaque était passé par l’AF ; à la lecture de notices je lis qu’il en a été exclu par Pierre Pujo, qui commençait à perdre les pédales ; il n’y a qu’à se remémorer son combat pour maintenir en France Mayotte dont on ne sait trop que faire.
Lapaque écrit donc dans « Le Point » ; cet hebdomadaire, ce n’est pas rien. Je ne lis pas les hebdos mais je crois savoir que celui-là a une importance similaire à l’Express, Le Nouvel Observateur… Davantage – hélas ! – que Causeur, beaucoup plus que Politique magazine ou Le Bien commun.
On peut le regretter, on doit bien voir la réalité en face.
Eh bien quand un hebdo de grande diffusion publie un article enjoué, sympathique – pour ne pas écrire « sympathisant » qui met de nombreux points sur de nombreux I et ne dit pas le moindre mal de l’AF, il me semble que nous sommes fondés à penser qu’il y a bien des progrès qui sont faits.
Certes, «Le Point» fait peut-être des «progrès», mais non Sébastien Lapaque. Et, à vrai dire, «Le Point» ne me semble guère présenter d’intérêt, alors que les anciens d’AF ne peuvent me laisser indifférent…
Je crains que David Gattegno fasse simplement et en toute bonne foi, tout plein de bonne intention, erreur.
On peut tout reprocher à Lapaque, quand on l’a un peu suivi, sauf sa tiédeur et son manque de radicalité.
Lapaque a été de la maison, ce qui veut dire comme le dit JSF qu’il le sera toujours. Quand il constate qu’une bonne partie des jeunes d’AF ne se différencie guère de la masse des autres imbus de postmodernité, il le fait comme je le ferais moi aussi, par nostalgie d’une radicalité d’AF authentique simplement ignorée.
Autre chose : l’AF fulmine contre ceux qui l’ont quittée et ne sont plus « sur ses contrôles » comme disait Bernanos. Et l’AF fait bien de vouloir garder pour elle ses troupes et ses meilleurs éléments. Mais ceux qui restent, ceux qui sont toujours restés savent bien, lorsqu’ils y réfléchissent sérieusement, que tel qui l’aura quittée pourra peut-être la servir là où il sera plus que 10 ou 100 qui, humblement, y auront milité leur vie durant.
Ce n’est pas la peine de dire cela à tout le monde mais Maurras a répété des milliers de fois le dicton des pêcheurs de Martigues : « un peu chacun, la barque va. » Et cet autre : « avançons, et nous verrons Berre ». Il n’est pas vraiment possible d’être plus royaliste que le roi. Ni plus maurrassien que Maurras.
Tout à fait en accord avec Barlatier lorsqu’il pointe du doigt l’écueil de «la masse des autres imbus de postmodernité» sur lequel pourrait bien échouer quelques «jeunes d’AF», seulement, cela ne tient nullement à l’AF mais à la faculté régénérante proposée par n’importe quel cadre «ouvert», cadre auquel l’AF est soumis en raison même de sa nature «radicalement», osons le mot : «tolérante»… Le cas des cercles Proudhon est le premier qui l’a imbibée de «postmodernité» ou, en tout cas, qui l’y a rendu perméable. Selon moi, ce fut une erreur que de se laisser prendre par des gens comme Valois. Cependant, à l’époque, je me serais très certainement laissé prendre. Encore que, je me suis bel et bien laissé prendre par les Debord et autres Vaneigem, dans ma «jeunesse», mais seulement parce que cela a constitué le «pont» me faisant avancer pour «voir Berre» ; si j’avais eu en main la boussole fournie par l’Action française, Guy Debord me serait apparu pour ce qu’il est, c’est-à-dire un néant révolutionnaire, une méphitique contrariété. J’aimerais d’ailleurs beaucoup reparler avec ces «jeunes d’AF» du «Guy-Ernest» Debord, car les conversations que j’ai eues avec eux, voilà tantôt 10-20 ans n’étaient pas éclairées par la relecture des loustics situationnistes à laquelle je me suis laissé aller ces temps derniers.
«Plus royaliste que le roi», ma foi, tout peu dépendre, essentiellement, de ce à quoi l’individu momentané «roi» ou le prétendant à tel (si j’ose dire) est capable de mesurer le niveau de son état propre, tandis que je ne saurais me montrer «plus maurrassien que Maurras», pour cette bonne et excellente raison que je ne suis pas «maurrassien», quoique je révère son intelligence et son talent.
Mais, hypersensible à la fidélité ou non, je constate amèrement que les bonshommes de tout poil et autres gibiers de potentialité délocrate inclinent à se laisser aller à l’adultère avec obscène libéralité.
Pardon pour la faute de frappe : non déLocrate, mais déMocrate, évidemment…
Sans être maurassien stricto sensu je dois reconnaître que c’est chez eux– en particulier grâce Pierre Boutang à l’oral plus qu’ à l’écrit-que j’ai appris à réfléchir. ( d’abord incité, parfois sommé ! ). Bref à acquérir une vraie culture, celle qui nous manque tellement, qui donne sens à notre vocation et à notre liberté . C’est bien ce qu’a dit Bernanos à Maurras .
Rien d‘étonnant à cela : nous avons tous une histoire, nous sommes tous incarnés, et comme le dit Rilke à propos du mystère de l’amour, même si nous l’avons mal vécu, nous le transmettons comme « une lettre scellée » à ceux qui nous succèdent : « cette part incorruptible de l’être ; comme l’a tant voulu Maurras. Même si la passion d’avoir raison a pu nous égarer parfois, reste ce legs qui traverse les générations d’AF et d’autres. Maintenant pour chacun de nous et même pour Maurras il existe une ligne de crête entre cette volonté farouche de transmettre et nos passions : le combat avec l’Ange.