Par Jean-Christophe Buisson*.
Initiateur de la nouvelle vague roumaine, Cristi Puiu relève haut
la main son nouveau défi : un filin bergmanien au cœur des Carpates.
CHERS ESTHÈTES, puisque la crise sanitaire a eu pour — rare — vertu de nous réapprendre à prendre notre temps, admirer la beauté du monde, ralentir notre rythme de vie et de consommation, voici de quoi nous nourrir et vous faire plaisir : un film roumain d’une splendeur exceptionnelle, durant plus de trois heures, et où règnent la lenteur, l’épure et l’absence d’action.
Présenté ainsi, vous vous dites qu’il s’agit là d’un Festival de Cannes à lui tout seul. Certes. Mais c’est aussi une preuve supplémentaire qu’un décor presque unique et fixe, des dialogues ciselés comme des diamants, des personnages en costumes du XIXe siècle, l’adaptation habitée d’un texte constitué de conversations (tirées de l’oeuvre de Vladimir Soloviev) et un metteur en scène et directeur d’acteurs magistral, peuvent en effet accoucher d’un film qui n’est pas que long mais aussi grand.
Un manoir noyé dans une forêt des Carpates enneigée. L’hôte, Nikolai, qui a choisi la terre plutôt que le ciel (séminariste, il est devenu grand propriétaire terrien), reçoit des amis pour refaire le monde et échanger des points de vue sur la religion, la morale, la guerre.
Il y a là un général russe (alité à l’étage) et son épouse, qui ne jure que par le mariage du sabre et du goupillon ; un homme politique français progressiste qui pense comme Victor Hugo (Europe des nations, paix universelle, etc.) et parle comme Jules Ferry (défense du colonialisme, hiérarchisation des races, etc.) ; un majordome hongrois, Istvàn, servile avec les invités et horrible avec son personnel ; une mystique orthodoxe ; une pianiste française aux opinions émancipatrices. Tout ce petit monde confiné parle dans la langue de Molière, mais aussi parfois allemand, russe ou hongrois. De quoi débattent-ils ? Des choses essentielles. Dieu (existe-t-Il ? Où est-Il ? Comment se manifeste-t-Il ?) ; le Mal (vient-il des autres ou de l’intérieur de nous ? est-il inévitable ?) la violence (légitime ? nécessaire ? condamnable ?) ; la guerre (idem), etc. Des références historiques fusent : Tamerlan, Alexandre le Grand. Parfois, on glisse un nez dehors où résonne l’écho du monde extérieur. De temps en temps, une femme s’évanouit, des coups de feu éclatent, un domestique en gants blancs renverse un verre.
Mais très vite reprend cet hommage filmé d’un art le septième — à un autre — celui, si français, de la conversation. On est entre Manoel de Oliveira et Ingmar Bergman. Des tunnels de bavardages brillants succèdent A des tunnels de bavardages brillants. Pour public averti, donc. ■
Post-apostrophum : « Istvàn, que penses-tu de ces paroles : « Debout les damnés de la Terre / Debout les forçats de la faim » ? »
« Je pense que les ouvriers de la fonderie veulent travailler moins et gagner plus ».
* Source : Figaro magazine, dernière livraison.
Jean Christophe Buisson est écrivain et directeur adjoint du Figaro Magazine. Il présente l’émission hebdomadaire Historiquement show4 et l’émission bimestrielle L’Histoire immédiate où il reçoit pendant plus d’une heure une grande figure intellectuelle française (Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet, etc.). Il est également chroniqueur dans l’émission AcTualiTy sur France 2. Ses derniers livres, 1917, l’année qui a changé le monde, et Le Siècle rouge. Les mondes communistes, 1919-1989, (2019) sont parus aux éditions Perrin.
1917, l’année qui a changé le monde de Jean-Christophe Buisson, Perrin, 320 p. et une centaine d’illustrations, 24,90 €.
Et quel est le titre de ce film ???
En effet, le titre n’est pas clairement noté dans cet article. Le film a pour titre Malmkrog.