Par Aristide Ankou.
De grâce ! Il ne s’agit pas ici de « complotisme » ou « »conspirationnisme » – dont ceux qui les dénoncent savent fort bien user pour leur propre compte – mais d’ « un petit exercice de réflexion » sur un phénomène plus répandu qu’on le croit dans les sociétés contemporaines. Lesquelles, d’ailleurs, portent de nombreux signes qui n’invitent guère à l’optimisme envers notre futur…
« Mon survivalisme à moi consiste plutôt à accumuler des livres que des boîtes de conserve, à entretenir en moi l’amour du beau, du vrai et du juste et à essayer, bien maladroitement, de transmettre le petit patrimoine culturel que j’ai pu accumuler à la génération suivante, ou plus exactement à quelques-uns dans la génération suivante. »
Le survivalisme revêt évidemment bien des formes et des degrés, mais, dans sa forme la plus radicale et, à mon sens, la plus intéressante, il peut se définir comme le fait de se préparer à survivre à une catastrophe d’une ampleur telle qu’elle anéantirait à la fois la plus grande partie de l’humanité et qu’elle briserait toutes les structures sociales existantes.
En ce sens, bien que le survivalisme se soit surtout développé aux Etats-Unis, on peut dire que l’un des premiers manifestes survivalistes est français : je veux parler de Ravage. Dans ce roman, paru en 1943, René Barjavel décrit une humanité qui sombre dans le chaos suite à un changement brutal et inexpliqué des lois de la physique : un beau jour, en l’an 2052, l’électricité disparait, entrainant l’effondrement total de la civilisation partout dans le monde.
Bien que fort mauvais, comme à peu près tous les romans de Barjavel, Ravage a le mérite de présenter clairement les traits essentiels du survivalisme.
D’une part il s’agit d’un roman de science-fiction et, en un sens, bien qu’il se veuille très pragmatique, très pratique et terre à terre, le survivalisme radical relève effectivement de la science-fiction. Le type d’effondrement total qu’il envisage nécessite en effet des hypothèses, ou des conjonctions d’hypothèses, qui sont sans précédent dans l’histoire humaine : catastrophes naturelles d’une ampleur et d’une durée jamais vue, épidémie plus violente et ravageuse que toutes celles qu’a pu subir l’humanité depuis la nuit des temps, guerre infiniment plus destructrice que toutes celles qui ont existé jusqu’alors, etc. Le paradigme de la situation survivaliste, c’est la guerre nucléaire totale, ou bien la transformation en zombies des trois-quarts de l’humanité sous l’effet d’un champignon mutant, comme on a pu le voir récemment dans la série télévisée à succès The last of us.
Deuxièmement, le survivalisme est philosophiquement hobbesien. Je veux dire par là qu’il fait sienne la description que donne Hobbes de la condition humaine dans l’état de nature, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous. Lorsque toutes les structures hiérarchiques se sont effondrées, lorsqu’il n’y a plus ni lois efficaces ni gouvernement d’aucune sorte, la vie humaine, nous dit Hobbes, est entièrement dominée par la peur de la mort violente aux mains des autres hommes. Elle est par conséquent, misérable, brutale, solitaire, et surtout courte.
Le survivaliste est celui qui imagine comment survivre dans l’état de nature, lorsque chacun est seul et ne peux compter que sur ses propres forces et sa propre intelligence. Et c’est évidemment ce qui rend le survivalisme si séduisant, et aussi, en règle générale, si masculin : il nous plonge certes, en pensée, dans une situation terrifiante, mais c’est pour mieux exalter les qualités éminemment viriles du héros que la plupart des hommes rêveraient d’être : la clairvoyance (lui seul a prévu la catastrophe et a pris les mesures nécessaires pour y survivre), l’ingéniosité (il sait allumer un feu avec un bout de carton et une allumette mouillée, il sait se servir de tous les outils et réparer toutes les machines), le courage (il est seul dans un monde hostile, plein de dangers inconnus), l’endurance (il est capable de tirer sa subsistance de la nature redevenue sauvage), etc.
Bref, au fond de chaque survivaliste il y a un adolescent qui a vu Mad Max et qui a passé ensuite de longues nuits enfiévrées à s’imaginer dans le rôle-titre. Les survivalistes se considèrent eux-mêmes comme des gens réalistes, sans illusions, et à l’esprit éminemment pratique. Ils peuvent passer un temps considérable à pondérer les mérites comparés de tel ou tel type de couteau de survie ou bien à établir des comparatifs savants pour déterminer quelle est la meilleure lampe torche à avoir avec soi dans le monde d’après l’apocalypse. Mais tout cela ne doit pas nous abuser sur le fait qu’ils sont fondamentalement des rêveurs.
Ils rêvent d’un monde qui, sous des dehors cauchemardesques, est en réalité profondément attirant, car c’est un monde où l’héroïsme aura à nouveau sa place et où l’individu sera à nouveau libre.
Car, et c’est là le troisième point, le survivalisme se nourrit d’un profond scepticisme quant aux mérites de la civilisation, un scepticisme aux racines fort lointaines et par ailleurs respectables, car assurément la civilisation n’est pas un bien sans mélange.
Plus spécifiquement, le survivalisme considère avec grande méfiance, pour ne pas dire un soupçon de paranoïa, l’Etat et tous ses prolongements et, bien qu’il fasse grand cas de certains produits de l’industrie moderne, notamment les armes à feu, il voit dans le développement de la technologie une cause majeure d’affaiblissement et d’alinéation de l’être humain.
Par le progrès des sciences et des arts l’humanité devient plus puissante collectivement, mais plus débile individuellement. Le civilisé est faible moralement, car il vit dans l’illusion que l’état de nature serait définitivement derrière nous, il a délégué à l’Etat les tâches ingrates et dangereuses, et notamment le recours à la violence. Il est faible matériellement, pour ne pas dire physiquement, car il est incapable de survivre sans l’aide quotidienne de ses semblables et sans d’innombrables instruments qu’il est totalement incapable de fabriquer par lui-même. L’homme civilisé est fondamentalement dépendant, à tous points de vue, il est nécessairement un rouage dans une machine immense qui peut l’écraser à chaque instant et qui toujours l’empêche de développer son individualité.
Considéré sous cet angle, l’effondrement de la civilisation apparait à la fois comme inévitable, car elle est une construction artificielle, contre-nature, et comme une opportunité de recouvrer notre intégrité physique et psychique.
En forçant un tout petit peu le trait, mais pas beaucoup, on pourrait dire que le survivalisme est l’ultime rejeton du romantisme, un rejeton certes un peu dégénéré qui aurait été nourri aux séries télévisés américaines, aux jeux vidéo et aux réseaux sociaux plutôt qu’à la lecture de Rousseau et de Musset.
Le survivalisme n’est donc pas une position méprisable ou ridicule, même si, il faut bien le dire, beaucoup de ses représentants ont un côté ridicule assez prononcé (aggravé par le manque d’humour, qui semble aussi une caractéristique constitutive de l’espèce). J’ai personnellement une certaine sympathie pour le survivalisme. Pour autant je ne serai jamais un survivaliste. Non pas que je vivrais dans l’illusion que « le monde tel que nous le connaissons » serait intangible. Je sais bien que les civilisations, comme les corps politiques, sont mortelles et la nôtre ne me semble pas dans une santé florissante, pour dire le moins.
Mais, d’une part, je ne vois pas bien l’intérêt de survivre à l’apocalypse que nous promet le survivalisme. Lorsque j’étais enfant, la guerre froide battait encore son plein et une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest était une possibilité bien réelle. J’aimais beaucoup les récits de science-fiction et d’anticipation, mais, déjà à ce moment, je me demandais pourquoi les héros de ces récits mettaient autant d’acharnement à survivre dans un monde qui n’offrait guère de raisons de vouloir vivre longtemps. Lorsque la beauté, l’intelligence, la culture, la bonté et l’aménité ont essentiellement disparu de la surface du globe, pour ne rien dire du confort et de la prospérité, pourquoi diable chercher à prolonger son séjour sur cette terre de souffrances ? Après tout, les individus sont encore plus fugaces que les civilisations : « Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! », comme aurait dit Macbeth et, dans ce court temps qui nous est alloué, nos efforts devraient tendre à bien vivre et non simplement à prolonger notre vie.
En fait, lorsque je lisais des récits d’apocalypse nucléaire, je me disais que je préférerais mourir désintégré par une explosion plus brillante que mille soleils que trainer péniblement ma carcasse pendant quelques années supplémentaires au milieu des ruines contaminées. Bien du temps a passé, mais je n’ai pas changé de position depuis. Si l’apocalypse doit survenir, je préfère être de ceux qui y succomberont et je ne ferai aucun effort particulier pour y échapper, surtout maintenant que j’ai dépassé le mitan de mon existence.
Cette perspective ne m’angoisse guère car, à vrai dire, et c’est mon second point, je ne crois pas que l’effondrement aura lieu, pas en tout cas à la manière dont l’envisagent les survivalistes radicaux.
Je l’ai dit, les survivalistes envisagent un effondrement très brutal de toutes les structures sociales (et des capacités productives qui vont avec) : une sorte de retour à l’âge de pierre en quelques jours ou quelques semaines. Le caractère brutal de l’effondrement est indispensable au « projet » survivaliste : s’il y a simplement un lent effritement, tout le monde ou presque aura le temps de s’y adapter et il n’y aurait plus aucune prime associée au fait de l’avoir anticipé. Ce ne serait pas rigolo du tout.
Plus précisément, les survivalistes radicaux voient l’avenir comme une sorte d’état de nature hobbesien : la guerre de tous contre tous, ou chacun redevient un pur individu, livré à lui-même. Mais, au risque de les décevoir, il me semble que ni la raison ni l’expérience ne permettent de corroborer cette anticipation (comme on parle d’un roman d’anticipation). Même lors des pires épidémies que l’humanité a pu connaître (et elle en a connu de sacrément gratinées), jamais les structures sociales n’ont disparu, jamais les nations ne se sont dissoutes en collection de purs individus. Jamais non plus les sciences, les arts et le commerce n’ont purement et simplement disparu. Pas davantage lors de guerres ou des guerres civiles, même prolongées et très cruelles.
Bref, même dans les pires calamités, jamais l’homme ne cesse d’être un animal politique.
On le sait, pour Hobbes, la guerre civile est l’exemple type du retour à l’état de nature. Or, par exemple, Montaigne, qui a connu la guerre civile – et quelle guerre civile ! – écrit à ce propos : « Enfin, je vois par notre exemple que la société des hommes se tient et se coud à quelque prix que ce soit : en quelque assiette qu’on les couche, ils s’appellent et se rangent, en se remuant et s’entassant, comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux-mêmes la façon de se joindre et s’emplacer les uns parmi les autres, souvent mieux que l’art ne les eût su disposer. » Et encore : « La nécessité compose les hommes et les assemble ».
Bref, j’envisage la disparition du « monde tel que nous le connaissons » d’une manière assez différente d’eux, et qui rend futile le fait d’entasser dans son sous-sol de quoi vivre en toute autonomie pendant plusieurs mois. Je prévois plutôt une décrépitude progressive et inégalement répartie, une contraction des échanges, une régression vers des formes politiques et économiques plus primitives (et qui ne seront pas forcément inférieures à tous points de vue à celles qui existent aujourd’hui), une diminution du savoir et de l’intelligence collective (là aussi pas nécessairement un mal à tous points de vue, car la puissance de l’homme n’est pas corrélée à sa sagesse), et ainsi de suite.
En somme, je fais mien le propos de Jean-Luc Marion : « Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Ce qui s’est déjà passé au moins plusieurs fois, à la fin de l’Empire romain, après les guerres de religion : dans le désastre, le jour d’après, il y aura des survivants. Les survivants sont ceux qui sauront encore lire, qui auront encore des textes, une mémoire. Parce que les autres seront ou morts ou bien sans essence dans le réservoir. Les choses recommenceront de manière inégale, inégalitaire, avec de fait une société féodale. Il y aura ceux qui auront encore un héritage culturel et religieux et ceux qui ne l’auront pas. Évidemment, ce sont les premiers qui gagneront, et on recommencera comme cela. Il ne faut pas écarter l’hypothèse que, parmi ceux qui resteront et seront parmi les mieux équipés pour recommencer, les héritiers du judéo-christianisme soient en première ligne. »
Mon survivalisme à moi consiste donc plutôt à accumuler des livres que des boîtes de conserve, à entretenir en moi l’amour du beau, du vrai et du juste et à essayer, bien maladroitement, de transmettre le petit patrimoine culturel que j’ai pu accumuler à la génération suivante, ou plus exactement à quelques-uns dans la génération suivante. Je me vois plutôt comme un humble moine dans quelque modeste monastère, aux alentours de l’an mille, recopiant patiemment jour après jour de très vieux livres écrits dans des langues mortes depuis longtemps, que comme un aventurier solitaire, tout de cuir vêtu, le fusil à pompe au creux d’un bras et une accorte femelle peu farouche dans l’autre (car, fort heureusement, toutes les apocalypses épargnent toujours quelques femelles accortes, qui ne manquent jamais de croiser le chemin des hommes assez malins pour avoir survécu).
J’ai bien conscience que ce survivalisme là est moins glamour et fait moins rêver que celui qui alimente les romans et les séries télévisées, mais il me parait plus proche de la vérité. Ce qui ne m’empêche pas, néanmoins, d’avoir un fusil à pompe dans l’armoire. Pour le cas où quelque fâcheux zombies viendraient essayer d’interrompre mes lectures. ■
Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (28 mai).
Je partage entièrement et avec jubilation le point devue d’Aristide Ankou
Que c’est bien, que c’est juste !
Je suppose que l’auteur, qui a été féru de science-fiction, dit-il, a lu un remarquable ouvrage de Walter M. Miller, paru en 1961 et édité dans la collection « Présence du futur », chez Denoël, ouvrage qui s’appelle « Un cantique pour Leibovitz » et qui décrit tout à fait « Je me vois plutôt comme un humble moine dans quelque modeste monastère, aux alentours de l’an mille, recopiant patiemment jour après jour de très vieux livres écrits dans des langues mortes depuis longtemps, »