« Un massacre d’enfants en bas âge, probablement la pire horreur que nous puissions concevoir, s’est déroulé dans un parc de la ville d’Annecy jeudi 8 juin 2023.»
De quoi la décivilisation est-elle le nom ?
Par Éric Zemmour.
TRIBUNE – La « décivilisation » dénoncée par Emmanuel Macron est un fait, estime Éric Zemmour. Mais elle se conjugue, selon lui, avec un « choc des civilisations ».
Emmanuel Macron n’a pas de chance avec ses références intellectuelles. En 2017 déjà, aucun Français n’a vraiment compris le rapport entre la philosophie de Paul Ricœur, son prétendu mentor, et la politique qu’il voulait conduire à la tête de l’État. Désormais, on lui fait grief d’avoir emprunté à Renaud Camus – honteusement ostracisé pour son concept de «grand remplacement» – le terme de «décivilisation». Querelle injuste, s’offusquent les communicants de l’Élysée, obligeamment relayés par les médias: ce terme ferait plutôt référence au «processus de civilisation» décrit par Norbert Elias, dans la première moitié du XXe siècle.
Trois semaines plus tard, les esprits continuent de rivaliser d’inventivité ; les commentaires vont bon train, les polémiques les plus stériles inondent les médias. J’ai attendu sagement mais l’éléphant est toujours au milieu de la pièce et personne ne le voit. Ou personne ne veut le voir.
La décivilisation dénoncée par Macron est un fait. Les preuves ne manquent pas: les 120 agressions au couteau par jour, contre des vieillards, des prêtres et désormais des bébés, les innombrables attaques de policiers, de pompiers, de médecins, de professeurs et de tous les représentants de l’État ; les refus d’obtempérer d’automobilistes et même les arbitres agressés dans les matchs de football amateur.
Pour expliquer cette violence inédite dans notre pays, un coupable unique a été désigné: l’individualisme des Français. Des éternels adolescents, élevés comme des «enfants rois», qui auraient pris l’habitude de ne plus réfréner leurs pulsions, de vouloir tout, tout de suite, encouragés par la publicité et le consumérisme à venir partout «comme ils sont», sans faire d’effort ni accepter la moindre contrainte.
Discipliner leurs instincts
Mais l’individualisme est ici comme l’âne de la fable, ce pelé, ce galeux d’où vient tout le mal: un coupable idéal. Pourtant, toute la France sait qui est en cause dans les violences décrites. Or, tout se passe comme si la cause de la décivilisation était que les Français avaient changé, pas que la France avait accueilli des gens différents.
Bien sûr, il y a des exceptions à cette généralisation, mais la statistique est suffisamment importante pour que nous ayons là ce que les sociologues appellent «un fait social». Bien sûr, la violence est consubstantielle à l’homme, quel qu’il soit ; les voleurs et les assassins sont de tous les temps et de toutes les latitudes. Bien sûr, je n’ignore pas les ravages causés par l’individualisme, et les fragilités d’une société qui refuse toute verticalité et toute discipline.
Il n’empêche. Dans le débat sur la décivilisation qui nous occupe, l’accusé est innocent. Et le coupable est volontairement acquitté.
Il suffisait pourtant de lire Norbert Elias pour y trouver l’explication la plus éclairante. L’Europe, nous disait-il, avait vu les grands seigneurs du Moyen Âge, se transformer peu à peu en hommes de cour. Paillards et pillards, nos féodaux étaient sortis de leurs châteaux forts pour se muer en marquis raffinés et délicats, qui maniaient l’épigramme plus volontiers que l’épée. Ils apprenaient à discipliner leurs instincts, à contenir leurs pulsions et leurs passions, à dissimuler leurs émotions.
La France avait été le moteur de cette transformation psychologique, sociologique, historique. Les rois de France en avaient été les fers de lance, domestiquant ces nobles fougueux et rebelles. Louis XIV acheva en apothéose ce lent travail séculaire, lui donnant avec Versailles son écrin sublime. Au XVIIIe siècle, le bourgeois imita l’aristocrate. Au XIXe siècle, le peuple imita le bourgeois. Puis toute l’Europe imita la France, étendant partout sur le continent ce que Norbert Elias appelle le processus de civilisation.
Double peine
Selon lui, ce processus ne concerne donc que l’Europe. Il n’est évidemment pas question de croire que seule l’Europe constitue une civilisation: de Montaigne à Lévi-Strauss, de grands esprits nous ont enseigné que les autres peuples avaient eux aussi des façons de penser, de croire, de prier, de manger, de boire et d’aimer – définition concrète de la civilisation. Mais cela ne signifie pas qu’ils aient connu ce même «processus de civilisation».
En l’occurrence, dans le monde arabo-musulman, comme en Afrique subsaharienne, un autre modèle prédomine. Là-bas, la canalisation des passions et des pulsions ne se fait pas par autocontrôle (les seigneurs ne sont jamais devenus des hommes de cour), mais par une répression brutale. Les deux systèmes fonctionnent d’ailleurs avec leurs qualités et leurs défauts. Le drame a lieu quand on les met en contact sur un même territoire. Ce décalage historique provoque un authentique «choc de civilisations», dont les victimes sont malheureusement les héritiers de l’auto contrôle, désarmés face aux nouveaux venus qui ne l’ont jamais connu et qui se retrouvent dans un pays en libre-service, sans aucun des deux instruments de régulation des passions: ni l’autocontrôle ni la répression.
Voilà comme le peuple français subit une double peine: d’abord en étant victime de la violence liée à l’immigration, puis, en étant accusé de l’avoir provoquée. Ce «grand remplacement» sémantique est le corollaire du «grand remplacement» démographique. Bien sûr, je sais d’avance qu’on vous dira que je suis «obsédé» par l’immigration ; mais je le suis sans doute moins que ceux qui sont «obsédés» par la volonté d’innocenter l’immigration de tous ses effets. Reprendre possession des mots, c’est déjà reprendre en main son destin. ■