— Je trouverai, dit Mahault ; la mission est délicate : il ne s’agit point seulement de porter rançon ; avant tout et coûte que coûte, il faut veiller à l’honneur du nom ! Je veux demeurer seule ici ; puis nous oublions, chapelain, que ce voyageur doit tomber de fatigue.
— J’ai grand besoin, en effet ; boutez-moi seulement une écuellée de cidre et quelques galettes, ce sont mets de chez nous et les premiers que je veuille goûter, puis j’irai jusqu’en notre logis.
— De grâce, cousin, que Bertrande ne vous voie point arriver à cette heure et dans cet état ! Acceptez, pour cette nuit, l’hospitalité que Dom Pierre va vous offrir. D’ailleurs, nous avons à causer et nous nous retrouverons ici demain, avant matines. Votre devoir est accompli, loyal ami, le mien commença.
Restée seule, Mahault s’effondra sur les dalles et connut la rigueur de ce supplices que tant de malheureux se livrent à eux-mêmes en s’accusant d’être la cause de leur propre douleur. Oui, c’était affreux de savoir l’armée en danger et son frère en péril de mort, mais une peine surpassait toutes les autres, celle de se dire à elle-même : Un traître a dû entrer dans ta famille, et c’est toi qui l’y aurais introduit !
Dans les ténèbres qui l’entourent, les voici de nouveau, les fantômes, mais cette fois affligés et comme menaçants !
— C’est donc toi, la fugitive, qui nous infliges cette souillure ! toi qui, à peine retirée au vieux nid, as trouvé beau d’y introduire cet aiglon de trop haut vol ! Tu savais, cependant, l’aire dont il sortait ; mais la trouvant si haute, il t’a paru superbe d’y monter à sa suite, et de te faire, par ce grand coup, pardonner ta roture. Maintenant qu’il a pris le cœur de la colombe, maintenant que les armes sont accolées aux nôtres, tout est perdu !
Et Mahault, en se tordant les mains, s’écriait :
— C’est ma faute, ma faute, ma faute ! J’ai péché par orgueil, et j’ai fauté par imprudence aussi, me disant que chanson d’amour est toujours bonne à entendre ; mon subterfuge a prolongé celle-ci presque au delà des limites permises, et elle va se terminer par des sanglots ! Que faire ? Que faire ?
Au milieu des images menaçantes qui l’entouraient, la veuve revit le bon sourire et les yeux francs de Bonnard. Il la regardait ainsi, en leur dernier jour de joie. Comme s’il eût pu l’entendre encore, elle tendit les bras et s’écria :
— Toi qui fus mon guide sûr et fidèle, toi, le roturier, dont l’âme ne connut jamais la forfaiture, dis-moi, que puis-je tenter ?
Tout d’un coup, une voix s’éleva dans la nuit, voix chevrotante et qui semblait venir de très loin. C’était celle d’un de ces êtres incomplets, moitié nains, moitié gnomes, que la pitié bretonne appelle des Innocents. Celui-ci se nommait José ; il passait ses jours dans les églises et, quand sa douce folie le prenait, il courait pieds nus en criant, quelle que fût l’heure.
Mahault répéta :
— André, à ma place, que ferais-tu ?
— Dieu le veut ! dit la voix dans le lointain.
— Ah ! ces mots… mais nous les entendions ensemble, sur le balcon de notre logis du Quai des Orfèvres, en ce jour où, toi aussi, tu voulais partir employer tes richesses à cette guerre, et j’avais promis de t’y accompagner.
La voix se rapprochait :
— Dieu le veut !
— André Bonnard, est-ce toi qui me parles ainsi ? toi qui as été méconnu des miens, toi pour lequel ils m’ont bannie ? ne me dis-tu pas, quand même, de prendre ton or pour les sauver ? Et la voix s’exaspéra jusqu’à remplir l’espace :
— Dieu le veut ! Partez ! Dieu le veut !
— Eh bien ! oui, je partirai ; mais si le prix du travail de toute une lignée d’obscurs compagnons doit devenir la rançon de ceux qui les auraient proscrits, ta femme la portera elle-même, cette rançon, accomplissant ainsi ton dernier vœu — ton vœu de bourgeois de Paris.
VII
LA SIRÈNE
« Et, en peu de temps, le vent frappa sur les voiles, et eut enlevé la vue de la, terre, tellement que nous ne vîmes que le ciel et l’eau ; et chaque jour, le vent nous éloigna de ce pays, où nous estions nés. Et par là, je vous montre que celui-là est follement hardi, qui ose se mettre en tel péril avec le bien d’autrui, ou péché mortel sur la conscience, car on s’endort, le soir, là où on ne sçait si on ne se trouvera au fond le lendemain matin. »
Depuis les longs jours où, dans cette sorte d’abri en planches appelé ironiquement : Le Château des Dames, dans lequel, à la nuit tombante, on verrouillait les passagères, Mahault, voguant sur la grande mer, avait dû ressentir les mêmes impressions que le bon Sénéchal.
Certes, aucun péché mortel ne troublait sa conscience lorsque, suivant la pente de sa nature, qui l’entraînait aux résolutions extrêmes, elle s’était décidée au départ. Quant au bien d’autrui; elle n’avait point garde d’y recourir, le sien lui ayant permis d’équiper en peu de jours une escorte composée de cinquante arbalétriers commandés par un ami de Raoul, le sire de Rouëssey, et qui se trouvaient être aujourd’hui les passagers de cette nef, prêtée par les Gênois et affrétée pour porter aux combattants, les drogues et réconforts que leur envoyaient les charitables gens de France.
Le vaisseau portait aussi une troupe d’humbles femmes, enrôlées par un Frère Prêcheur, pour emplâtrer les blessés et soigner les malades.
Dans une solitude que ses pieuses compagnes ne troublaient guère, au milieu de cet isolement qui, entre le ciel et l’eau, double l’essor de la pensée, Mahault revoyait son départ comme en un mirage. Elle ressentait à nouveau l’effroi de sa veillée tragique en cette chapelle du château de Fougères où, à la pointe d’aube, dom Pierre et sire Roger étaient venus la rejoindre. Elle leur avait dit alors sa résolution de partir, l’appuyant sur de telles raisons que nul n’avait essayé de l’en dissuader. Ensemble, ils avaient ourdi une conspiration du silence ; Jehanne devait apprendre la captivité de son père, mais il fallait lui laisser ignorer le soupçon de forfaiture qui, jusqu’à plus ample information, planait sur son fiancé. Et quand la jeune fille vint troubler leur conciliabule, ils avaient repris assez d’empire sur eux-mêmes pour répondre à ses questions éperdues, et lui laisser au moins, dans le naufrage probable de son bonheur, l’apparence, parfois trompeuse, qui peut encore en tenir lieu et qu’on nomme l’Illusion.
Hugues restait aux yeux de sa fiancée le héros imprenable ; aussi, pour aller le rejoindre, dangers et fatigues ne l’effrayaient point ; à tout prix, elle aurait voulu accompagner sa tante. Elle se rendit à cette seule raison : représentante de sa race, Jehanne de Fougères devait rester gardienne de sa ville, sous la protection de Roger le Voyer et de Bertrande, qui avaient promis de demeurer près d’elle. Mahault, la sachant protégée par ces amis fidèles et entourée de serviteurs à toute épreuve, pouvait donc être tranquille, mais elle était sans cesse poursuivie par l’image de l’adolescente résignée qui, pâle comme une hostie, lui avait dit au départ :
— Pour l’amour de moi, tante, ramenez-les tous deux.
Sans cesse aussi, la sœur de Raoul s’adressait cette question, terrifiante pour une âme inquiète :
— Ai-je bien fait ce qu’il fallait faire ? Deux devoirs s’offraient à moi : j’ai pris celui qui agréait le mieux à mon enthousiaste nature, et j’ai laissé celui qui se serait accordé avec ma raison.
Elle avait conté son angoisse au bon Frère Prêcheur, homme de sapience et de vertu.
— Calmez-vous donc, lui dit-il, Dieu nous mène toujours là où ne croyons pas aller ; dans cette aventure, il ne voudra pas que le mieux ait été l’ennemi du bien.
Pour se calmer, la voyageuse regardait les benoîtes filles qui partageaient avec elle le Château des Dames. Celles-ci étaient toutes à la tâche librement acceptée : une lueur mystique dans les yeux, placides et douces, elles charmaient la longueur de la route par la récitation de cette couronne d’Ave que Madame la Vierge avait fait apprendre au monde chrétien par ses serviteurs, les fils de Dominique. Cette prière machinale agréa de suite à Mahault, et à l’heure de la promenade, en arpentant le pont de son allure un peu brusque, elle entrecoupait chaque dizaine d’exclamations variées.
Ave Maria. — Ah ! que cette vague est belle.
Gratia Plena. — Hé les archers ! lequel d’entre vous a encore laissé traîner ses armes par ici ?
Tantôt rêveurs comme ceux de leur race, tantôt joyeux et fols comme ceux de leur âge, les Bretons que la veuve de Bonnard avait pris à sa solde, lui donnaient par leur présence et leur langage, l’illusion d’être encore au pays ; quand le vent était au calme, ils fredonnaient en chœur l’un de ces airs tristes et bizarrement rythmée, seule expression de la gaieté celtique, où le rire est toujours près des larmes.
On voyait se, hasarder sur le pont un personnage étrange, mettant avec précaution l’un devant l’autre ses pieds en forme d’aviron ! ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 9 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF