Las ! la mer avait été peu clémente au pauvre Gaucher : il restituait sans cesse, même lorsqu’il n’avait rien pris, cela au plus grand dol du costume mi-monacal, mi-guerrier, taillé en plein feutre et que sa sœur avait voulu lui confectionner de ses mains, pieusement secondée en ce travail par les Conguerlines de la paroisse.
Du jour où le fidèle valet avait appris le dessein de la Dame, nulle doutance n ’exista dans son esprit ; il devait partir avec elle, sans en avoir la moindre envie, car il disait :
— Je redoute quasiment, l’eau à l’égal du feu, et aimerais presque autant suivre madame Mahault en enfer.
Sa sœur Hermance le reprit de ce discours, mais elle était si fière de voir en celui dont le salut lui avait inspiré moult inquiétudes, un futur soldat de la Foi, qu’elle voulut l’équiper à ses frais, aidée eu cela par ses benoîtes amies, les filles de la. Congrégation. Elles commandèrent au taillandier les pièces de fer du harnois et confectionnèrent le reste de l’habillement ; trois images y furent brodées : une de saint Lazare qui préserve du mal du ladre, une de sainte Barbe, qui garde de l’orage, une de saint Benoist pour éviter les mauvaises pensées. Cette cotte, moitié cuir, moitié feutre, était si large qu’on se demandait quelle place y pourrait tenir le corps maigre du guerrier. Lorsque, pour la première fois, il se présenta ainsi aux yeux de sa suzeraine, la veille même du départ, gardant sous son casque en forme de melon un air piteux, contrastant avec la vaillante colichernarde qui lui battait, aux mollets, Mahault, d’humeur peu folâtre à son ordinaire, et occupée pourtant de choses graves avec ses conseillers intimes, éclata de rire.
— Comme te voilà, cossu, mon Gaucher ! s’exclama Dom Pierre ; la Congrégation n’a pas ménagé l’étoffe.
— Saprejeu. cousine, il me vient une idée, dit sire Roger. Puis il s’entretint à voix basse avec ses compagnons qui, malgré la gravité de l’heure, riaient à se tenir les côtes ; et quand Mahault eut repris ses esprits :
— Viens là, mon écuyer : cette cotte a besoin d’une doublure, confie-la moi pour une nuit : je veux te la rembourrer de telle façon que nul homme de guerre ne puisse se vanter d’en avoir une semblable.
Cette nuit-là, Mahault et Jehanne s’escrimèrent si bellement que le lendemain, du hausse-col aux cuissards, Gaucher fut embourré de telle sorte qu’il prit l’envergure d’un chevalier de belle mine.
Sire Roger lui-même voulut aider Gaucher à revêtir sa tenue, et ainsi accommodé on le fit à nouveau comparaître dans la grand’salle. Cette fois, nul n’avait plus envie de rire.
— Mon frère de lait, lui dit Mahault, nous t’estimons le plus fidèle, et tu m’as toujours été précieux. Tu vas le devenir bien, davantage encore, puisque tu portes dans tes doublures la fortune de ta dame et la rançon de ton seigneur.
Le croisé malgré lui se prit en grand respect en se sentant ainsi rembourré d’étoupe et de pierreries ; mois son contentement. fut moindre lorsque messire Pierre, se levant solennel, lui dit : — Jure sur cette croix et devant nous tous ici présents que tu ne goûteras vin, hydromel ou hypocras tant que tu seras, ainsi vêtu, afin de ne point retomber dans ton vilain, péché d’ivresse !
Comment refuser, quand la croix lui était tendue par la petite main de Jehanne ? Gaucher jura ; s’avisa-t-on même de l’en remercier ? Il est de ces dévouements acquis d’avance, auxquels il est si simple d’avoir recours, qu’on, oublie d’en savoir gré, car nul ne se doute du sacrifice qu’ils ont coûté.
Il y avait six semaines que la Stella Maris voguait : un ouragan d’une grande force l’avait arrêtée entre l’abîme de Charybde et le tourbillon de Scylla, faisant croire à chacun que sa dernière heure était venue. Maintenant, sur cet mer d’Ionie, où l’azur du ciel et celui des flots avaient même transparence, le vent ne gonflait plus les voiles qui pendaient tristement le long des vergues, et l’on avançait- avec une extrême lenteur. La chaleur était étouffante dans cet ironique Château des Dames placé entre les deux maîtres-mâts — et où les passagères, ayant à peine l’espace de se mouvoir, demeuraient épuisées et sans force.
Tous avaient le plus vif désir dé se reposer en cette île de Chypre qu’ils se représentaient comme une sorte de paradis terrestre, et Mahault ressentait à la fois la hâte et l’anxiété de l’arrivée. Sa colère contre Lusignan s’était exaspérée des ennuis de ce voyage, dont à coup sûr il était la cause principale ; et, prête à toutes les audaces, elle voulait l’attendre au piège où il s’était laissé prendre, le trouver près de sa complice et, si bien gardés qu’ils fussent tous deux, s’alléger de son courroux en le leur jetant à la face.
Déjà une ligne bleuâtre se dessinait sur l’immense courbe des eaux ; le vent apportait des effluves qui sont l’haleine par fumée de cette terre fleurie, et le blanc vol des mouettes venait tourbillonner au tour des mâts ; tous les passagers étaient pris de cette hâte qui caractérise l’approche d’une escale.
Le capitaine, un Marseillais, invectivait devant Mahault cette mer d’huile qu’aucun souffle ne ridait.
— Si le vent ne se lève nous n’arriverons pas avant la nuit, bonne Dame, et j’ai de fortes raisons pour vouloir seulement toucher barre; en cette île ; aucun de mes. hommes ne voudrait en partir s’ils y séjournaient longtemps.
— Elle a donc bien des charmes, cette île-là, capitaine ?
— Ce n’est point seulement l’île, bien que toutes les richesses y abondent, mais les femmes de ce lieu ont des-ruses sans pareilles, pour nous retenir : votre coquebin de valet lui-même s’y laisserait prendre : depuis les sujettes jusqu’à la Reine, elles connaissent tels secrets d’amour qu’on n’a jamais fini de les entendre.
— Les hommes sont bien sots d’écouter si menteuse chanson, qu’ils savent fausse et perverse.
— C’est vrai, mais depuis notre père Adam elle leur plaît quand même ! il en est beaucoup, parmi les Croisés, qui dorment en cette terre pour l’avoir trop entendue. Sa souveraine a essayé de la chanter au Roy lui-même, et si celui-ci n’avait point été si saint homme, l’enchanteresse l’aurait pris aussi ; une de ses grand’mères était fée ; elle lui ressemble.
— Il y a longtemps que j’ai curiosité de voir cette femme, dont on parle tant, capitaine.
— Cela ne vous sera pas difficile : elle se fait souvent mener par ses rameurs au-devant des vaisseaux, tel l’émouchet qui fond sur bel oisel bon à plumer ; cette fois-ci, il est vrai, — et le regard de l’homme de mer se posa dédaigneusement sur ses passagers, — nous ne lui amenons rien qui soit digne d’elle.
— Mais, interrogea à nouveau la tante de Jehanne, en dissimulant mal son anxiété, quel était son favori, la dernière fois que vous la vîtes, cette Reine de malheur ?
— Un de ses cousins, disait-on, tout jeune et beau comme un marbre ; elle en était folle, et l’on prétend, qu’il ne pouvait se déprendre de ses filets.
— Je ne comprends pas qu’on se laisse retenir quand le devoir appelle ailleurs.
— Eh ! Dame, devoir ne compte guère, quand amour vous possède, puis cette île-là est trop riche : tout l’or de la Croisade y afflue, les palais y débordent de meubles précieux, ses nobles sont les mieux argentés du monde, ils ont assez volé pour cela ! Tenez, on commence à distinguer la terre : ces monticules que vous pourriez prendre pour des collines, sont des amas d’orge, achetée au compte des Croisés, mais on se gardera bien de la leur faire parvenir. Voici que le vent s’élève, je vous quitte, nous pourrons débarquer de bonne heure.
L’île se précisait peu à peu, recourbée comme une cithare, avec sa couronne de forêts, ses bosquets, dans lesquels les fleurs blanches de l’oranger se mêlaient aux rouges corolles des grenades, et où erraient autrefois les nymphes aux bras blancs. Lentement, Nicosie apparaissait, mirant dans le golfe la façade de marbre de ses palais, telle, au temps des dieux, Vénus laissait dans l’onde le reflet blond de ses cheveux. C’était son île encore, cette Cythère enchantée et ceux qui l’habitaient aujourd’hui étaient restés ses trop fidèles adorateurs.
Bien avant que la galère n’eût jeté l’ancre, elle se trouva entourée d’une flottille de petites barques dans lesquelles de belles filles, offraient, sur des plateaux de paille ces fruits d’or qu’autrefois les Hespérides gardaient si jalousement.
Bientôt les autres chaloupes s’écartèrent devant une barque qui, sous ses voiles de pourpre, voguait majestueuse comme le cygne de la déesse : sa proue recourbée se terminait par une figure de femme merveilleusement belle, mais dont le corps, formé d’écaillés brillantes, se terminait comme celui d’un reptile. Il servait de trône à une sorte d’idole dont les vêtements semblaient tissés de soleil. Le ton fauve de sa chevelure se confondait avec l’or léger du voile, et paraissait plus éclatant encore que les orfrois précieux, dont la robe était brodée. La Reine, car c’était elle, laissait glisser, sur la mer ses yeux qui en avaient le glauque reflet, et, de ces deux figures d’enchanteresses, celle sculptée dans le bois, celle figée dans la grâce de sa splendeur d’icône, on n’aurait pu dire laquelle était la plus dangereuse ! ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 10 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF