— Plus de doute, vous savez où se cache le félon.
— Ah Dame ! vous, si pitoyable aux plaies du corps, si vous saviez la blessure qu’un tel mot peut causer à l’âme, vous ne l’emploieriez point ainsi.
— Or donc, chevalier, ne rusez pas avec moi ! Pour défendre ainsi l’indigne fiancé de Jehanne, vous devez le connaître. Vous porteriez-vous garant qu’il fût digne de lire ces lettres ?
— Je jure sur mon épée que, si je puis rejoindre celui auquel ces missives s’adressent, il les lira seulement s’il a les mains assez libres pour les tenir, le cœur assez haut pour les comprendre : sinon je les brûlerai de ma main, à la flamme d’un cierge d’autel.
— Qu’elles soient donc vôtres, chevalier, et si les prières d’une femme peuvent porter bonheur, les miennes ne vous manqueront point : encore aimerais-je savoir comment vous nommer à Dieu ?
— Il vaut mieux que je reste l’Inconnu pour Mahault de Fougères, mais sa pitié me fut douce, et la mission qu’elle me donne me soutiendra dans les dangers.
Ce disant, le Chevalier de Visière Close s’éloigna, après avoir mis sous sa cuirasse les missives de Jehanne.
En ce temps-là les reines n’avaient même point, comme les autres femmes, loisir pour se remettre. Le lendemain du jour où elle fut accouchée, l’épouse de Louis IX dut mander près d’elle tous les chevaliers qui étaient restés à garder la ville, car on disait que ceux de Gênes et de Pise voulaient s’enfuir.
Leur exemple avait gagné les autres et pendant que, sombres comme des conspirateurs, ils cheminaient dans les rues étroites pour se rendre au palais, soit qu’ils fussent prononcés dans la rude langue teutonne, dans le sonore dialecte italien, dans le joli parler de France, ces mêmes mots revenaient toujours :
— Nous ne voulons plus rester en cette terre !
Aucun d’eux cependant n’osa se dérober à la convocation de la Régente et, dès leur arrivée, on les introduisit dans la chambre, si bien qu’elle se trouva pleine d’une foison de gens. Or, la Reine était couchée sur son lit, et son enfançon était couché près d’elle.
— Seigneurs, leur dit-elle d’une voix faible, pour l’amour de Dieu, ne laissez pas cette ville : car vous voyez que Monseigneur le Roy serait perdu, et tous ceux qui sont avec lui, si elle était prise. Et s’il ne vous plaît, que pitié vous prenne de cet te chétive créature qui gît ici, en sorte que vous attendiez jusques à temps que je sois relevée.
Et ils répondirent :
— Madame, comment ferons-nous, car nous mourrons de faim en cette ville ?
Et elle leur dit qu’ils ne s’en iraient point par famine1.
Or, ils demandèrent quelques instants pour en délibérer entre eux. Mais les plus obstinés, eux-mêmes, étaient ébranlés, émus par la vue de ces deux faiblesses, les plus touchantes qui soient au monde, celle de la femme qui vient de souffrir et celle de l’enfant qui vient de naître.
Pendant qu’ils se consultaient, la Reine fut prise d’un grand émoi, et dit en se tordant les mains :
— Comment ferai-je ? Le trésor commence à s’épuiser, je n’y trouverai jamais l’argent nécessaire.
Mais, Mahault, qui, cachée par la tapisserie placée à la tête du lit, avait assisté à toute la scène, s’approcha de la gisante et murmura à son oreille :
— Soyez tranquille, Dame Reine, l’argent ne vous manquera point.
Puis, elle décrocha son collier, et les beaux rangs de perles refusés à Jeanne de Chypre ruisselèrent entre les mains de Marguerite de France.
Quand les Seigneurs rentrèrent, ils lui octroyèrent qu’ils étaient prêts à rester. La Reine leur dit alors :
— Je vous retiens tous dès à présent, aux dépens du Roy.
« Elle fit acheter tous les vivres de la ville qui lui coûtèrent trois cent soixante-quinze mille livres et plus ». Mais on ne sut jamais qui lui avait aidé à parfaire cette somme. Marguerite dut se relever avant son terme pour la cité qu’il fallut rendre aux Sarrasins. Et, accompagnée de son vieil écuyer, de Mahault, et des gens de sa maison, elle s’en vint en Acre pour attendre le Roy.
XI
LES LETTRES DE JEHANNE
« Où êtes-vous en ce moment, mon bien-aimé ? Je porte grande envie à ma tante, qui bientôt vous pourra joindre. Je l’eusse suivie à coup sûr, si les gens sages ne m’avaient représenté que je dois tenir en mon fief la place des absents. Seule ma pensée vous accompagne, encore ne sait-elle où vous rencontrer ? Je me figure bien monts et vaux, fleuves plus larges que la Vilaine, forêts et champs qu’il faut traverser pour aller jusques à la mer.
Je puis aussi me représenter l’image d’icelle, puisque je la vis une fois, alors qu’à mes douze ans, mon père m’emmena à l’abbaye de Saint-Michel au Péril de la Mer, Et il y avait tant d’eau qu’on ne peut concevoir comment elle n’inondait pas la terre, elle était bleue comme le ciel !
Le seigneur de Moidrey, chez lequel nous étions, nous fit monter dans une barque : j’eus grande frayeur tout d’abord ; puis, il me sembla être portée comme dans un bers (berceau) vers ce rocher qui sortait de l’onde.
Le lendemain, après avoir rendu nos devoirs à Messire Saint-Michel, nous reprîmes même barque ; mais les flots étaient glauques et, comme des méchants, nous secouaient si fort que j’en eus le cœur chaviré. Ce fut le seul voyage de votre petite fiancée ; elle jouit de l’avoir fait, puisqu’il lui a donné idée de la grande mer sur laquelle vous voguâtes si long temps.
Mais après ? Que sont ces terres de feu où règne la fièvre, où les Sarrasinois lancent leurs flèches diaboliques sur les pauvres guerriers ? Je ne puis le savoir, et pourtant je vous y vois sans cesse : votre destrier court sur le sable, les ennemis tombent autour de vous, mais, point ne vous atteindront leurs flèches : l’écharpe que je vous ai brodée vous gardera de tout mal, car, ceux aimés ainsi ne peuvent mourir.
Cette vêprée, ayant à faire provision de parchemin, je voulus me rendre à l’abbaye de Rillé. Serrée en mort surcot fourré de vair, je montai, en compagnie de Dame Bertrande et du bon Sire Roger, la côte si roide, qu’ils se seraient essoufflés à me suivre, si l’on ne m’eût arrêtée à chaque pas. Des maisons enfoncées sous terre, comme il sied quand des tisserands les occupent, sortaient des bandes d’enfants qui me regardaient de leurs yeux ronds tout étonnés. Les plus amnivés me venaient baiser les mains, et quand je puisai dans mon escarcelle une poignée de menus deniers, tous m’entourèrent à plaisir. Les parents, laissant chômer leur navette au clic clac sonore, mettaient la tête à la fenêtre, pour bonjourer la Damoiselle.
Des vieux, qui se chauffaient au soleil, ôtaient pour me saluer, leurs bonnets de laine rouge ; les cordiers, dont le métier dévalait le long de la rue, interrompaient leur ouvrage pour me regarder. Je sentais la bienvenue me rire en tous les yeux, et mis longtemps à atteindre le couvent.
Quand le frère tourier, gros et réjoui, m’en eut ouvert la porte, mon ancien Maître, Dom Pierre, qui nous y avait précédés, vint à notre rencontre, avec le Père Prieur. De l’air malin que vous lui connaissez, il se mit à me regarder, puis, quand il sut le but de ma visite :
— Ah ! s’exclama-t-il, vous êtes donc devenue grande amie de l’écritoire ? Autrefois, mettiez plus d’encre à vos doigts que sur vos feuillets ; mais, depuis votre mère Ève, l’amour fait tout faire aux femmes, aux hommes aussi, pas vrai, ma fille ?
Voyant que je rougissais devant les moines, qui étaient là, immobiles sous les arceaux de leur cloître, et les mains dans leurs manches de drap noir, le Prieur appela l’un d’eux :
— Choisissez votre plus fin vélin pour la Damoiselle, frère cellérier : nous serons trop heureux de lui en fournir.
J’allais entrer, mais Dom Pierre, prenant sire Roger par son unique bras, et entraînant le Prieur :
— Ne la laissez donc point entrer céans, ça sent le moisi, faites-lui plutôt honneur de vos jardins.
Ils m’emmenèrent sur la terrasse, ornée de larges buis taillés en forme de colonnes, et qui domine la ville. Fougères m’apparaissait, montant du château, si bien protégée par ses bons remparts, dont les pierres se miraient dans l’eau claire de l’étang, où se reflétaient aussi les jardins verts comme sinople.
Le bon prêtre étendit son bras :
— Tout cela est à vous, Jehanne de Fougères, me dit-il ; sous chacun de ces toits vit une famille, et pouvoir vous a été donné par Dieu de les protéger tous.
Un émoi me prit de l’entendre parler ainsi.
— Je n’ai que mon cœur, Messire-Pierre, vous savez qu’il est à eux, et, quand mon fiancé sera revenu, nous serons deux pour les protéger.
— On ne répond que de soi, petite, bien malin encore qui ne s’y trompe pas.
1 Joinville.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 18 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF