À peine les reconnaissais-je, tant leurs tailles s’étaient redressées : elle, presque droite dans sa mante bleue, qui l’enveloppait de la tête aux pieds ; lui, tout menu dans ses braies de toile. Levant devant moi son bonnet de laine rouge qui découvrait ses longs cheveux blancs, il dit :
— Jehanne de Fougères, je vous avais promis de parler l’autre jour : c’est l’heure ! Vous tous qui êtes là, écouter.
Il se fit un tel silence que l’on eût dit qu’il y avait seulement des âmes en ce lieu.
— Jehanne de Fougères et vous tous céans, vous connaissez le père Touchefeu, ancien serviteur des moines de la Trinité, vous savez aussi qu’il est incapable de mensonge. Lui et sa bonne femme que voilà ont vu des temps plus durs encore. Ils ont vu l’Anglais maudit prendre ce château ; et, de ces remparts, il ne restait plus pierre sur pierre (1166). Avant ce temps-là était en la chapelle, Vierge si belle qu’en la regardant on en avait le cœur en joie ! Or, elle disparut ; comment cela se fit-il ? je n’en ai pas souvenance, Mais ma défunte mère (Dieu l’ait en sa paix !) la venait vénérer dans un endroit que je connais.
La petite vieille se mit alors à appuyer le dire de son vieux.
— Nous ne radotons mie, les gens d’âge le savent ; qu’ils nous suivent et viennent dire l’endroit du marais où gît celle qui protégeait leur ville autrefois et peut encore la garder aujourd’hui.
À cet appel, il y eut un exode singulier ! béquillards et chevrotants se groupèrent autour du vieux couple.
Je dominais de la tête cette cour des miracles, mais leur foi était si vibrante que c’étaient eux qui me conduisaient !…
Lors, nous franchîmes le pont-levis, longeâmes le moulin seigneurial et, après avoir passé sous la porte Chesné, nous nous trouvâmes près la partie sud des remparts. Les vieux se tenant par le bras, marchaient toujours en avant.
— On ne vous trompe point, on ne vous trompe point, disaient-ils : la bonne Dame doit se trouver dans la partie du marais qui est au chevet de l’église.
Quand ils furent arrivés à l’angle des remparts, le père Touchefeu s’arrêta.
— Elle doit être ici ! Si j’avais moins d’ans et de douleurs, creuserais la terre jusqu’à user mes bras pour la retrouver.
Alors ils se mirent à genoux et dirent des prières si touchantes que mes larmes tombaient en les entendant.
— Bonne Dame qui êtes là, n’avez nul besoin de la clarté du jour pour voir le dol de votre ville par rapport à ses fieux, dont pas un ne revient. Ramenez-les, puisque c’est pour le vôtre qu’ils sont partis.
Tous ceux-là qui nous avaient suivis et tremblaient pour fils, frères ou époux, criaient ensemble : — Ramenez-les, ramenez-les.
Me retournant, je les vis tous inclinés ; ma peine sortant de moi se mêlait à toutes les autres, et il me semblait que j’en portais le poids. Il était si lourd que je tombai à genoux au milieu des anciens et criai à voix haute :
— Notre Dame, au nom de ma ville, je promets que, si vous ramenez en ces murs et son Seigneur et ceux qui se sont croisés avec lui, eux-mêmes feront telles fouilles qu’après vous avoir ramenée au jour, ils élèveront un temple en ce lieu.
Ce vœu, je vous le dis à vous, la seule parente qui peut-être me restiez. Pourtant, bien qu’on annonce la mort de tant de Bretons, et que l’on croise tous les prisonniers égorgés, je veux garder une lueur d’espoir, ne fût-ce que pour en redonner aux autres ! La protectrice céleste aura veillé sur ceux de l’Ost de Fougères !
Madame ma Tante, je n’ai plus d’espoir qu’en elle et en vous ! suis une pauvre enfant qui n’a plus la force de vivre seule et vous demande en grâce de lui ramener son père et son fiancé !… »
Mahault acheva cette lecture dans un sanglot et, comme en ces temps de foi toute plainte se résolvait par une prière, elle voulut s’unir à celle de Jehanne, sentant que rien ne rapproche comme cette communion des âmes, qui ont toujours, malgré la distance, le privilège de pouvoir se retrouver et s’unir. Mais, la même Vierge secourable à laquelle tous ceux de Fougères s’adressaient, on la vénérait depuis des siècles sur ce mont du Carmel qui se voyait d’ici, dressé comme un autel, entré la Terre et le Ciel ! Non loin de là, un sanctuaire, gardé encore par les Francs, s’élevait sur l’humble maison où Madame Marie avait vécu !
Comment ne pas y avoir pensé plus tôt, et fallait-il que les préoccupations du siècle lui eussent fait perdre de vue ce qui aurait dû être l’idée première de cette expédition, les Lieux Saints ! À défaut de cette Hyerousalem, où nul Chrétien ne pouvait pénétrer, Nazareth au moins leur restait ouverte.
Mahault pour s’unir au vœu de sa nièce, promit de s’y rendre. Non seulement elle voulait intercéder pour sa ville, mais plus le temps et les événements passaient sur sa rancune, plus elle avait à cœur de ramener Hugues à Jehanne. Avec sa décision accoutumée elle fixa le départ au lendemain.
XIII
LES PÈLERINAGES DE MAHAULT
Le matin bleuissait à peine le sommet verdoyant du Carmel, qui était la première station de son pèlerinage, lorsque Mahault se mit en route pour l’accomplir. Dans la ferveur de son vœu, elle avait promis de voyager à pied, et la Reine lui avait donné pour escorte deux franciscains, le prieur d’un couvent, frère Yves le Breton, qui, tout en n’ayant point désappris le rude dialecte de chez lui, savait le Sarrasinois, et un jeune novice, dont les cheveux fins bouclaient autour de la tonsure monacale et qui, grand et émacié dans sa robe de bure, regardait les êtres et les choses avec la douceur souriante de ceux qui voient Dieu dans toutes ses œuvres. Gaucher s’est joint à eux ; plein de repentance pour ses péchés, il tient dévotement son rosaire à la main.
Le petit groupe longe en silence la ban de de sable qui borde de sa ligne d’or pâle la grève de Saint-Jean d’Acre, traverse sans s’y arrêter la cité de Caïpha, où l’on savait teindre la pourpre, et s’engage dans les sentiers qui contournent la montagne tant chantée par les saints livres. Ici, l’admiration de la Bretonne put se donner carrière. Au lieu des pâles oliviers et des cyprès en fer de lances, qui seuls poussaient chétifs sur les dunes avoisinantes, une végétation luxuriante lui offrait son ombrage : sycomores aux larges feuilles, térébinthes et figuiers, mettent leur note de verdure entre deux bleus d’une égale pureté, celui de la mer et celui du ciel. Il semblait que le monastère vers lequel on montait en fût le premier échelon. Aux flancs du rocher, des ermitages étaient disséminés, et des Carmes en sortaient, pieds nus, pour se rendre à l’office, auquel les pèlerins assistèrent, et, après s’être édifiés auprès de l’abbé qui était alors ce vénérable Simon Stok, tant honoré par la visite de Madame la Vierge, ils goûtèrent au couvent un repos bien gagné.
Le lendemain, avant même que le jour eût paru, car une longue course leur restait à faire, ils s’engagèrent dans la riche plaine qui les séparait de Nazareth. En traversant cette terre de Galilée, fleurie comme une corbeille, il leur semblait très doux de fouler aux pieds une herbe aussi drue que celle de Bretagne, d’écraser en marchant des fenouils à la balsamique odeur, de sentir monter autour d’eux cette essence des fleurs, des arbres et des plantes, qui se résout en une âme impalpable et subtile, dans l’adhérence du parfum.
Après avoir, vers le milieu du jour, pris un court repas, arrosé de l’eau de Cison, et cheminé à nouveau dans la longue plaine, ils gravirent une colline et virent à leurs pieds le val au fond duquel Nazareth repose. Mahault salua ce lieu avec une joie profonde, et résolut d’y demeurer quelques jours.
Frère Yves l’introduisit dans le moustier où les Pauvres Dames vivaient en Sainteté et pénitence, sous la règle de la benoîte Claire d’Assise, là où leur Maître, humble et pauvre aussi avait passé tant d’années.
La pèlerine bretonne suivait ses traces par les basiliques et chapelles élevées sur tous les points de cette cité, dont les Francs étaient maîtres depuis un siècle et demi. Elle les retrouva aussi, ces traces bénies, dans les rues en pente par lesquelles Jésus avait marché, sur les sommets qu’il avait gravis et près de cette fontaine voûtée où des femmes voilées, qui se vantaient encore « d’être cousines de Madame Marie », se rendaient en troupe, leur cruche sur l’épaule, suivies d’enfants bruns et pâles, qui s’arrêtaient pour regarder l’étrangère, avec leurs grands yeux mystérieux.
Rentrée dans sa cellule, elle se repaissait de ces tableaux, voulant en garder si fidèle mémoire qu’ils devinssent comme les marges de son livre d’heures. Il lui était bon de vivre cette pacifiante vie du cloître, et, chaque matin, elle se réjouissait d’entendre dans l’air fluide et léger le son des nombreuses cloches qui invitaient les fidèles à se souvenir de cette formule, dont ici même l’ange Gabriel salua Marie, et qu’un siècle plus tard Louis XI introduirait en son royaume de France.
Mahault passa au monastère quelques jours dans une quiétude d’esprit à laquelle elle n’était plus habituée. Aussi trouva-t-elle trop prompt le retour de Frère Yves, lorsqu’au matin de son départ, il vint la rejoindre sur la terrasse du couvent où elle prenait son premier repas, composé d’un bol de lait de chèvre et d’un gâteau de maïs. Elle l’accueillit par cette phrase :
— Vous, déjà, révérend ! ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 21 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF