— Dame Mahault, auriez-vous donc idée de vous encloîtrer ici ?
— Je ferais une détestable nonne, mon père Yves, mouvante comme je suis : mais je n’ai pas eu le temps de me lasser de cette vie là, ni surtout de voir à ma guise cette Galilée qui me plaît si fort.
— Il faut la quitter, pourtant, si vous ne voulez manquer l’arrivée du Roy en la ville d’Acre : les vaisseaux y mouilleront avant la fin de la semaine. je reverrai donc le Seigneur Raoul, mon cher frère, car il doit être dans les premiers prisonniers libérés ; mais, malgré la hâte que j’en ai, il m’en coûte de quitter cette contrée sans en avoir vénéré les souvenirs ; si vous saviez combien m’attire la cité de Tibériade !
— Ce serait folie à vous d’essayer de vous y rendre ; bien des Chrétiens ont tenté de le faire et personne n’en est revenu, depuis que cette ville fut perdue par la mésentente de son chef Raymond avec Guy de Lusignan. Il était brave pourtant, celui-là, objecta Mahault, sur les joues de laquelle le rappel de ce nom avait fait monter une extrême rougeur.
— C’est cette bravoure-là qui fait perdre les Empires, et quand Baudouin, le roi Mésel (Lépreux), dut céder le pouvoir à sa sœur Sibylle, il vit trop tard que celle-ci ne savait pas résister aux caprices de son époux, bel et fol, qui fut, par son imprudence, le vrai destructeur du royaume de Godefroy de Bouillon. Sans tenir compte des avertissements de ceux qui connaissaient ce pays, sans s’inquiéter des supplications du roi Baudouin qui, devenu aveugle et les bras rongés par la lèpre, se traînait dans les rues d’Édesse en conjurant qu’on l’écoutât, malgré lui, malgré tous, Lusignan voulut réunir le restant des troupes chrétiennes à Hattin, tenez, là-haut, à une journée de marche d’ici, et elles y furent anéanties.
Voyant que son interlocutrice se troublait de plus en plus et attribuant son émoi à la déception que lui causait son voyage manqué, Père Yves poursuivit :
— Non, Dame, n’allez pas à Tibériade ; ce lieu, avec la forteresse qui le gardait, est à jamais perdu pour les Chrétiens.
— Oui, reprit Mahault mise à la torture par le souvenir de ces défaites, ce serait folie de poursuivre jusqu’au lac ; mais on m’a dit que du haut du Thabor il est possible de l’apercevoir, or, le Thabor, voyez comme il semble près d’ici !
— En effet, on peut s’y rendre en quelques heures ; il est protégé par une citadelle qui domine toute la contrée, et les ermites de Saint-Augustin nous y feraient bon accueil. Je sais aussi que la trêve nouvellement conclue avec le Soudan nous assure d’une paix relative ; cependant, une attaque des Bédouins est toujours à craindre, ils sont comme les sauterelles qui ravagent ce que l’orage a laissé.
— Père Yves, j’ai rencontré des sauterelles en Égypte, elles ne m’ont pas dévorée ! Quel souvenir ce serait pour moi si je pouvais gravir le mont de gloire où Pierre, Jacques et Jean virent leur Maître transfiguré !
— Ah ! Dame Mahault, répondit le Prieur en riant, vous prouvez combien il est difficile de résister à volonté de Breton. Encore, si on avait le temps de réunir une escorte, il serait possible de tenter l’aventure.
— Une escorte ! mais j’en ai une, riposta la veuve en riant aussi : vous d’abord, révérend, puis mon Gaucher qui en vaut bien un autre, puis ce jeune Frère à l’air d’archange : il doit savoir aussi ma nier le glaive.
Le père Prieur porta la main à ses yeux, et inspecta longuement la verte plaine d’Esdrelon : elle s’éveillait par une de ces aurores sans pareilles, où la terre, reposée par son court sommeil, garde encore un peu de rosée au bord de chaque brin d’herbe ; tout paraissait calme aux alentours.
— Tentons le voyage si vous le voulez, dit le moine à Mahault, nous ne tremblons que pour votre vie, ayant fait le sacrifice des nôtres, n’est-ce pas, jeune Frère ?
Celui-ci leva ses doux yeux rayonnants :
— Qu’importe où l’épi tombe pourvu que Dieu le cueille, dit-il.
— Ah ! mon petit Frère, répondit Mahault, je serais bien fâchée d’être le moissonneur qui ferait tomber cet épi-là ; mais, jusqu’à présent, la mort n’a pas voulu de nous, pas vrai, Gaucher ? et en cette belle journée elle ne nous atteindra point davantage.
Devant la décision de la veuve dé l’Argentier, le Prieur, qui si souvent avait fait cette course sans qu’aucun dol en fût résulté, se hâta d’envoyer quérir de ces chevaux arabes qui ont des yeux de velours et des jarrets d’acier.
Lorsque chacun des voyageurs se fut installé sur sa monture, ils partirent au grand contentement de Mahault, reprise par son goût des aventures et ravie de courir encore celle-ci.
Les chevaux marchaient à la file dans ces champs de blé dont Jésus autrefois effleura les épis.
Le jeune capucin tenait la tête de la caravane, une arbalète suspendue à l’arçon de sa selle ; puis venait le Prieur qui modérait l’allure de sa jument, afin de pouvoir converser avec Mahault, très friande d’apprendre de lui quelques détails sur ce qu’elle allait voir. Gaucher formait l’arrière-garde ; il s’inquiétait surtout de savoir si l’on passerait dans un lieu appelé Cana, où, à son sens, s’était accompli celui des miracles de l’Évangile qu’il appréciait le mieux.
— Père, disait la veuve à son conducteur, il me tarde d’être rendue au sommet, de la montagne.
— Espérons que nous y arriverons sans encombre mais elle fut souvent perfide aux Croisés. Après de sanglants combats, elle leur fut reprise en 1215, et, au Concile de Latran, le seigneur Pape supplia toute la Chrétienté de s’armer pour la reprendre. Au siège de 1217, dans un assaut qui dura quinze jours, l’armée réussit à s’en emparer de nouveau, et la victoire eût été complète sans la désunion des chefs. Je vous le disais tantôt, Dame Mahault, en vous affirmant que le royaume latin durerait encore sans l’obstination de Lusignan.
— Vous en voulez donc bien à cette famille ? dit la tante de Jehanne qui, au seul rappel de ce nom, ne pouvait s’empêcher de tressaillir.
— Oui ! bien qu’ils se soient taillé des royaumes après la défaite, qu’ils règnent à Chypre ou commandent à Constantinople, leur gloire comme leur fortune me paraît de mauvais aloi.
La sœur de Raoul baissa la tête ; pour elle, le charme du voyage était rompu, et le bon moine, ignorant du coup qu’il venait de lui porter, se demanda pourquoi, tout à coup, sa compatriote devenait silencieuse.
D’ailleurs, on était sorti des terres cultivées, et les chevaux, humant l’air de leurs fins naseaux, bondissaient, dans une marche plus rapide, sur le sol rocailleux qui les séparait de la montagne.
On se croyait hors de toute atteinte lorsque, arrivé à un pli de terrain, le jeune frère, qui chevauchait en avant, fit reculer sa monture, et, dressé sur ses étriers pour protéger Mahault de toute sa haute taille, cria :
— Les Bédouins ! !… sauvez-vous !…
Quelques hommes surgissaient en effet d’un buisson de lentisques, et leur attaque fut si prompte qu’on eut à peine le temps d’apercevoir les yeux noirs qui flamboyaient dans leurs maigres visages et la longue lance qu’ils brandissaient. Mais, ce que Mahault vit avec une horreur profonde, ce fut le coup mortel donné au jeune novice, atteint en plein cœur ; il tomba sur le sable, les bras en croix ; la mort fut si rapide, qu’il n’eut que le temps de lui sourire, et ses yeux bleus, grands ou verts, contemplaient à jamais l’éternelle lumière. L’épi était tombé blond et mûr pour la moisson.
En vain le novice s’était-il sacrifié, les autres n’eurent pas le temps de fuir. Mahaut, enlevée par celui qui paraissait être le chef des brigands, fut emportée dans un fourré où des chameaux accroupis ruminaient en tendant leurs longs cols dénudés.
En vain la veuve de Bonnard, très vigoureuse encore, se débattait-elle de toutes ses forces : son ravisseur la roula dans son vaste burnous et, la jetant en travers de la selle, l’y maintint d’une étreinte de fer.
Elle ne pouvait plus se rendre compte de rien, percevant seulement les cris d’angoisse de ses deux compagnons, cris bien tôt étouffés par le bâillon ou l’étranglement.
Morts aussi ! ! morts sans doute ces deux-là, comme le doux petit Frère dont les yeux fixés pour toujours la suivaient de leur inoubliable regard.
Elle aussi s’en allait vers le trépas dans une allure désordonnée, par bonds, par saccades, en tangage, en roulis ; le vaisseau du désert avançait sur cette mer de sable qui semblait se dérober sous ses pas. Et Mahault, enfouie sous l’épaisse couverture, étouffait, pantelante et angoissée.
Puis il y eut un arrêt brusque. Au coup de langue de son conducteur, le chameau retomba sur ses genoux ; Mahault, débarrassée de son horrible enveloppe, aperçut en un clin d’œil un trou profond et noir creusé dans le sol.
En un tour de main, on lui enleva le peu d’argent qui lui restait ; on lui arracha du doigt l’annel ciselé par Bonnard. Puis le Bédouin, retirant la ceinture qui maintenait autour de lui sa robe multicolore, la serra si fort autour de la bouche de sa prisonnière, que celle-ci se sentit prête à défaillir. Enfin, aidé de deux autres bandits, il la précipita dans cette fosse, dont il ferma l’orifice avec une lourde pierre, qui laissait filtrer juste assez d’air pour qu’elle pût supporter, sans en mourir de suite, l’horreur de cette prison.
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 22 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF