Les bourreaux poussèrent alors un long youyou de triomphe ou de ralliement ; puis, s’asseyant autour de la pierre, se mirent à jouer aux dés.
Mahaut avait connu toutes les horreurs de la guerre et toutes les épouvantes de la bataille, mais elle ne savait pas encore les affres de la captivité, lente et morne, où les insectes vous décorent vivants et où sans doute elle allait connaître la longue torture de la faim.
Le lieu où elle se trouve n’est pas une prison, ce n’est même pas une tombe ; il est point assez large pour qu’on s’y couche : ce doit être un de ces silos où les Arabes moissonnent cachent leurs récoltes.
Si elle est là, c’est bien sa faute, car il a fallu toutes ses instances pour décider ses compagnons à ce voyage imprudent. Elle a déjà causé la mort du jeune novice si beau, si pur : est-ce la seule victime de sa témérité ? Ils l’auront tué aussi, et après quelles tortures, le pauvre Gaucher, le fils de sa vieille Rose, son ultime et dévoué serviteur !
Qu’est devenu le Prieur ? Un martyr aussi probablement.
Son tour allait venir à Mahault de Fougères, et ce trépas qu’elle avait souhaité comme une délivrance, dans son beau logis du quai des Orfèvres, alors que, Bonnard parti, elle ne voyait plus qu’il fût la peine de vivre, cette mort tant appelée jadis, voilà maintenant qu’elle la redoutait… S’en aller ainsi, dans l’horreur de cette fosse, où elle ne peut même pas s’allonger pour le dernier sommeil ; expirer à la veille du retour, sans revoir son frère, sans avoir pu assurer le sort de Jehanne !… Elle souffre tant, se peut-il qu’elle languisse longtemps encore ? Une chaleur terrible la suffoque ; ce bâillon lui donne une telle soif et un tel dégoût que tout se soulève en elle dans un paroxysme de douleur.
Ah ! les bourreaux n’ont pas su doser la souffrance, et, bientôt, tout de suite, ce sera le repos final.
Il semble à la pauvre femme qu’elle tombe dans un abîme très profond ; ses mains se tendent et se crispent sur les parois rugueuses qui l’enserrent.
En vain essaye-t-elle de s’y cramponner, elle croit descendre… descendre encore… Ses yeux se ferment, ses tempes battent… le sang se raréfie dans ses artères et remonte vers le cœur ; puis c’est comme un anéantissement de tout son être ; un grand froid l’envahit et de son esprit monte cette prière :
— Mon Dieu ! je remets mon âme entre vos mains.
XIV
LA MORT DU LION
Entre ces collines rondes, reliés entre elles par des sentes pierreuses, qui offrent l’aspect désolé propre à la terre de Judée, un village appelé Maloul s’élève sur la hauteur. Il est clôturé par des haies de cactus géants ; au centre, dans un cube de maçonnerie se trouve une de ces fontaines si précieuses en Orient, et dont la plate-forme sert de lieu de rendez-vous aux gens du pays.
Auprès de celle-ci, un groupe d’hommes en haillon, arrivant de loin sans doute, si l’on en juge par la poussière qui les couvrait, se formait en campement.
Deux d’entre eux, avec d’infinies précautions, descendirent de cheval un homme âgé qui paraissait être leur chef, et l’accostèrent contre le mur du puits.
Il était si faible que son lieutenant dut le soutenir sous les bras, tandis qu’une femme du pays, avec le geste gracieux qu’avait Rachel en servant Laban, penchant la cruche qu’elle tenait sur l’épaule, faisait glisser jusqu’aux lèvres du malade le bec pointu de l’amphore.
Jamais elle n’avait vu pâleur semblable à cette face qui, engaînée encore dans un haubert dont la visière seule était relevée, se couvrait, du front au menton, d’une lividité rendue plus terrifiante encore par la teinte décolorée des sourcils, des cils et des cheveux. Dans cette blancheur spectrale d’un être qu’on eût dit sorti vivant du tombeau, seuls les yeux gardaient une inquiétante lueur de fièvre.
— Êtes-vous mieux, mon Chevalier ? demanda le lieutenant au vieillard, et la fraîcheur de cette eau va-t-elle modérer la fièvre qui vous brûle ? Vivez, cette halte a été bien choisie, et nos guides ne nous ont point trompés en disant que c’était presque une terre chrétienne.
— Oui, seulement je voudrais y voir tous les nôtres réunis. Puis, se soulevant avec peine, le malade ajouta :
— J’aperçois bien les Bretons de ton escorte, mais ils ne sont donc pas de retour, ceux qui formaient mienne, et qui m’avaient promis d’aller au mont du Thabor chercher un Ermite de Saint-Augustin pour me bailler absolution ?
— N’ayez crainte sur eux, ils sont hommes à se tirer d’affaire et, depuis que vous les avez associés à votre enterprise, les Chevaliers du Glaive ont fait honneur à la Livonie, leur patrie. D’ailleurs, ils savent tous le latin, et s’entendront en parole avec les saintes gens du Mont.
Ceux qu’on attendait si impatiemment au puits de Maloul, avaient cependant fait diligence, lorsqu’ils s’étaient disjoints de leurs compagnons durant, pour accomplir le vœu du chef commun, dont la fin prochaine les désolait tous ; mais alors qu ils étaient non loin de la montagne, ils virent venir, au long trot de ses jambes cagneuses, un chameau monté par deux Bédoins.
Comment dédaigner semblable prise, tandis qu’ils savaient combien les longs sacs de paille, tressée qui complètent le harnachement du méhari peuvent recéler des choses ? On y trouve tantôt butin de guerre, tantôt provision de voyage, sans compter l’outre paine d’eau et le sac rempli de farine de maïs. Si pressée que fût la mission dont on les avait chargés, les Croisés ne pouvaient perdre une rare occasion de se ravitailler et de jouer pair là même un bon tour aux Bédouins détestés.
Montés sur leurs chevaux de steppe, qui tant de fois avaient poursuivi le Tatar, les Slaves eurent vite fait de cerner le coursier aux longues jambes et de l’immobiliser ; les uns saisirent par sa bride ornée de coquillages ; d’autres, d’un coup de leur sabre recourbé, envoyèrent ceux qui le montaient dans le paradis de Mahomet ; tous avaient d’autant plus de hâte de s’assurer le contenu des couffins, que ceux-ci s’agitaient comme si le diable en personne s’y fût trouvé enfermé, et qu’il en sortait des grognements désespérés.
Les éventrer fut l’affaire d’un instant. Ô surprise ! de l’un, sortit un capucin, la tête enfouie dans sa cagoule que l’on avait maintenue par un solide bâillon.
De l’autre, on dut extraire un grand corps, ficelé en double, et qui, à peine remis sur ses pieds, cas, s’empressa de témoigner à ses sauveurs une reconnaissance traduite par des discours passionnés. Ces derniers ne pouvaient y répondre, n’ayant d’autres manières de faire voir qu’ils étaient des alliés, que de multiplier les signes de croix.
Hélas ! ce fut une des causes de la non-réussite des Croisades, cette mésentente créée par la différence des langues. Mais lorsque le Père Yves fut un peu revenu de l’ahurissement causé par de tels événements, il s’aperçut que ceux par lesquels Gaucher et lui venaient d’être tirés d’une si mauvaise posture, gardaient encore, brodés sur leurs robes de laine blanche, deux glaives entrelacés.
Les reconnaissant à ce signe pour les membre d’une milice religieuse, il eut l’idée de leur parler en latin. Ainsi, il apprit aux Chevaliers du Glaive qu’ayant eu l’imprudence de vouloir parcourir sans escorte la route de Nazareth au Thabor, un jeune novice ayant payé de sa vie cette téméraire expédition, et que tous auraient subi le même sort, si, tentés par l’appât d’une rançon, les bandits ne les eussent épargnés.
Une dame Franque, enlevés par eux, devait depuis de trop longues heures être retenue dans un affreux réduit, où le Prieur savait que de nombreux chrétiens avaient déjà langui.
— De grâce, ajoutait-il, ne l’y laissez point périr ; cette mienne payse, que j’ai l’espoir d’y retrouver, a rendu de trop grands services à la cause de la Croix.
— C’est dit ! convint le chef de la milice. Montez en croup et guidez-nous ; mais vous reviendrez en hâte dès que nous aurons délivré votre prisonnière, pour fournir à mon chef le sacrement dont il a besoin.
Ainsi fut convenu.
Dans une galopade forcenée, les Livoniens, guidés par le Père Yves, et qu’énervaient les objurgations de Gaucher arrivèrent en un lieu si sauvage et broussailleux qu’on ne l’eût pas cru habitable pour des humains. Cependant, trois hommes qui jouaient aux dés, se sauvèrent à toutes jambes comme s’ils n’avaient pas la conscience en paix, et quand, dans le lointain, ils eurent aperçu le petit détachement.
Cette manœuvre n’échappa pas aux yeux avisés du Prieur :
— Tenez, dit-il à celui dont il partageait la monture, quand vous serez arrivé à ce buisson de lentisques, arrêtez-vous.
— Arrêtez-vous, c’est là !
Pourtant rien ne se voyait qui put faire devenir une prison ; mais le Père Yes devait être fin limier pour ces sortes de chasses. Écartant les broussailles à la place même où se tenaient tout à 1’heure les joueurs de dés, i1 eut grand peine, avec l’aide de Gaucher, à remuer une lourde pierre qui bouchait l’orifice d’un trou étroit et profond au bord duquel il se pencha.
— Dame Mahault, cria-t-il, êtes-vous là ?
Aucune réponse ne parvint : au fond du silo un corps rigide était plié, il fallut de longs efforts pour le ramener à la surface, et lorsque débarrassée des ligatures qui la faisaient ressembler ) une momie, la pauvre Mahault eut été couchée sur le sol, Gaucher, en s’arrachant les cheveux, gémit :
— Elle est morte ! Elle est morte !…
— Je le crains, dit le prieur, qui essayait en vain, par des insufflations d’air et d’énergiques frictions, de la rappeler à la vie.
Cependant, après une attente qui parut bien longue à tous les assistants, les lèvres violettes s’entrouvrirent ; un peu de souffle sembla revenir à la prisonnière libérée.
Un élan puissant lui permit de reprendre ses sens et, en revoyant la face blafarde de son inséparable écuyer, Mahault respira la vie dans le grand vent qui venait du désert. ▪ (À suivre)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 30 juin 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF