Mais non, celui-là vit, il vient dans un galop rapide, casqué et tout enchemisé de fer ; un seul homme est capable d’une telle folie : Visières-Close a tenu sa promesse, il nous a rejoints ! Sa vue nous réconforte plus encore que l’élixir de sa gourde que les outres pleines d’eau portées par les cavaliers de son escorte ; ceux d’entre nous qui s’étaient couchés sur le sable pour y mourir se relèvent à sa vue. Il amenait avec lui tout un groupe de Livoniens qui, s’étant séparés de l’ordre Teutonique, ne savaient plus qui faire de leur bravoure : on les appelait les Chevaliers du Glaive, et, après les Francs, nul mieux qu’eux n’était ami des aventures et fait de manière à les mener a bien. Ceux-ci devinrent nos compagnons, mêlèrent leur, sang au nôtre dans notre rude campagne, et ce sont leurs survivants qui vous arrachèrent au Silo des Bédouins. — Petra, nous, crie l’homme de fer pour nous rendre courage, mais Pétra est tout près : vous la verrez demain !… je vous y conduis… Le lendemain, en effet, sur l’implacable azur, une vision inoubliable se précise peu à peu ; des lignes déchiquetées barrent notre vue, une immense et profonde gorge s’ouvre, cirque apocalyptique de roches aux sombres reflets de flammes. Une ville se dresse ; devant nos yeux éblouis : taillée dans les grès multicolores, elle accroche aux flancs du roc son forum, ses portiques, ses temples à façade le cathédrale, ses tombeaux qui, échelonnés les uns au-dessus des autres, ouvrent sur le ciel les yeux éteints de leurs portes vides. Mais cette grandiose nécropole n’était que la capitale morte de l’empire de la mort.
Nous campâmes dans le défilé du Selk, étroit et sinueux couloir à peine assez large pour que deux chameaux puissent s’y croiser sans endommager leurs charges respectives. C’est là que Visière-Close me remit les lettres de Jehanne… Afin de les lire plus à l’aise, je m’écartai des autres, et ayant trouvé dans le Forum déserté une source que les lianes cachaient à demi, je m’assis sur un fût de colonne brisée ; et c’est là, tandis que les autres préparaient les tentes et veillaient à notre sûreté, qu’à la lueur d’un clair de lune limpide et éclatant comme l’aurore, je lus le cher message remis par Visière-Close, les longues et douces lettres de Jehanne.
— Hugues, mon pauvre ami, dit Mahault en pleurant, j’ai bien failli les garder, et ce fut seulement sur les remontrances du Chevalier que je me décidai à les lui confier.
— C’eût été faute indigne de vous de les garder, Dame Mahault : sait-on jamais l’appoint que peut donner une consolation !… Si mon corps avait été réconforté par l’eau de la fontaine, mon âme le fut plus encore par les douces lignes de ces messages, lesquels parurent aussi pour les Bretons comme un souffle venu du pays. Ces lettres, je les ai lues jusqu’à les sa voir par cœur ; elles sont encore là, entre mon corps et mon armure, et je voulus être le héros que cette vierge voyait en moi ; rien ne me coûta plus pour continuer la route terrible qu’il nous restait à franchir, car nous n’étions pas au bout. Cette fois, Visière-Close se met à notre tête ; il sait où il nous mène et y court tout droit. Laissant derrière nous le krach de Renaud de Châtillon, qui ressemble à un belvédère de gloire et de légende, nous entrons dans une contrée plus effroyable que celle déjà parcourue.
Sous les pieds de nos montures s’effritent des dunes de sable calciné, c’est la terre abominable, un chaos de rochers de basalte rougeâtre comme du sang. Au loin, bien loin, dans la faille profonde qui lui sert de lit, la Mer Morte brille comme un bouclier d’étain. Nous voici dans le massif montagneux d’Adjouloum ; en vérité, c’est la porte d’enfer ; les roches s’échelonnent plus flamboyantes les unes que les autres, et, sur la plus abrupte d’entre ells, un château s’est niché comme une aire de vautours. Horreur !… là-haut !… tout là- haut !… on a eu l’impudence de faire flotter l’Oriflamme.
— Hugues; continuez, il me sembla entendre Roland lui-même.
— Visière-Close fut le premier à apercevoir l’Enseigne tant cherchée. « Sus aux Sarrasins, cria-t-il. » Tel un lion se précipite sur sa proie, tel il bondit, nous entraînant tous !… Rien ne l’arrête, il bossèle son armure au roc; laisse ses chaussures aux broussailles, et, malgré les flèches dont on nous couvre, arrive le premier au sommet de la redoute et y reprend le glorieux emblème !… Nous n’avions pas droit au repos tant qu’il ne serait pas rendu au Roy, et trois jours de marche nous restaient à faire pour le lui remettre. Rien ne nous captive, ni Gaza la fertile, ni le lac bleu de Génésar, aperçu au loin ! Nous n’entrons même pas à Nazareth, et vous avez pu, en nous comptant près du puits de Maloul, vous rendre compte de combien de vies fut payé ce fol exploit ! Notre chef aussi y a laissé la sienne, et voilà que maintenant il me semble usurper sa gloire !…
— Soyez sans scrupule, Hugues ; je fus témoin de la fin humble et joyeuse de votre pauvre ami, et son dernier vœu, son vœu suprême, entendez-vous, fut qu’aucune louange ne le vint troubler en son repos !.. Cette gloire qui vous pèse, acceptez-la pour nous !…
— Soit, mais tout au moins, je ne veux point tromper Jehanne et faire qu’elle devienne mienne, me croyant sans reproche. C’est de cela que je souffre et pour cela que j’appréhende le retour.
— Ici, mon fils, je vous arrête, bien que pareille franchise ne soit point pour me déplaire. Jehanne pardonnera sans doute, car amour rend indulgent et bravoure fait excuser bien des choses ! Mais l’ignorance n’est-elle pas préférable à certaines certitudes ?
— Non, quand deux vies doivent s’unir, il n’en peut être ainsi. Je ne veux pas que Jehanne aime en moi l’être parfait qu’elle rêvé : elle me verra tel que je suis, navré de ma défaillance et fier de mon rachat. Si elle me refuse le pardon, afin de rester en bon portement d’âme, il. ne manque point de place ici pour y revenir, combattre et mourir.
— Ah ! mon enfant, s’écria Mahault, que vous me rendez aise ! Je mets ces paroles au-dessus de votre action d’éclat ; je ne sais ce que fera ma nièce, mais à sa place, en vérité, je vous baillerais pardon tout de suite.
— Elle en décidera ; il faut que ses yeux purs puissent me regarder jusqu’au fond de l’âme et qu’en souvenir du ménestrel d’autrefois elle fasse grâce au mécréant d’aujourd’hui.
XVI
ÉPILOGUE
La légende ne dit pas comment Hugues obtint le pardon de Jehanne, mais il appert que, très doucement, elle le lui donna, puis qu’en ce soir de la Notre-Dame d’août, on peut les voir se rire l’un à l’autre dans la cour du château. Une joyeuse escorte les y entoure ; rien qu’à la façon légère et comme triomphante dont la jeune femme pose son brodequin pointu sur le poing de son époux pour s’élancer hardiment sur son palefroi, on sent que le bonheur a passé là !…
Il a fait de l’adolescente frêle et pensive cette fleur de vie, qui s’épanouit dans le rayonnement de sa maternité.
La jeune suzeraine de Fougères, devenue depuis un an déjà Dame de Lusignan, se rend au festin que lui offrent les Échevins. Prud’hommes et Maîtres marchands pour fêter ses relevailles !
Éperon contre éperon, appareillés d’âge et de taille, les jeunes époux rendent les rênes à leurs montures qui partent du même trot cadencé.
D’un mouvement léger de la main, ils prennent congé d’un groupe qui, des marchés de la tour du Cadran, les regarde partir ! Après l’orageuse journée, de grands nuages traînent dans le ciel les lourds plis de leurs écharpes d’or, et, derrière la tour Mélusine, le soleil se couche dans une splendeur si grande que l’occident paraît embrasé ! Les derniers feux se concentrent autour du groupe brillant qui escalade la côte et semble monter comme vers la vie. Sur ceux qui restent, la nuit descend déjà, marquant de son doigt d’ombre, au grand cadran solaire, la dernière heure du jour.
On a peine à reconnaître dans l’infirme que Gaucher a transporté là, sur une litière, le brillant Raoul d’autrefois ; les fers de la captivité ont tellement étreint ses jambes qu’il ne peut plus s’en servir. Débris pitoyable de la croisade, il est presque plus à plaindre que ceux restés là-bas ! Ses forces perdues ne le mettent-ils pas, lui, l’indomptable, à la merci de ceux qu’il commandait jadis !…
Dans la figure de femme penchée près de lui, on retrouve à peine l’énergique visage de Mahault. Sous sa chevelure d’un blanc terni, ses traits se sont comme estompés de douceur sa taille voûtée prouve que, pour la sœur comme pour le frère, leurs souffrances d’outre-mer sont de celles dont on ne se remet jamais entièrement.
Mais les yeux de la veuve de Bonnard, pour avoir contemplé tant de tristesses, ont pris un reflet de compatissance ; on sent que son cœur, après s’être là-bas donné à toutes les misères, après avoir compati à toutes les détresses, déborde maintenant de patiente mansuétude.
L’infirme regarde ceux qui sont restés près de lui, Roger le Voyer, le Sénéchal en deuil de ses deux-fils ; Dom Pierre et les. deux vieux Quentin ; ceux-là, sous le cadran solaire où l’heure n’est plus qu’une ligne imprécise, semblaient prêts à descendre vers la mort.
Le Seigneur de Fougères, crispant sa main sur le bras de Dom Pierre, essaie vainement de se lever :
— Tout est fini pour moi, dit-il avec une âpre mélancolie ; dans la paix comme dans la guerre, d’autres ont pris ma place et agissent en mon nom.
Maintenant, on ne distingue plus rien au vieux cadran ; c’est bien la nuit !…
Mahault éprouve, elle aussi, l’amertume des regrets exprimés tout à l’heure ; mais trouvant qu’il serait mauvais de s’y complaire, elle prend sur les genoux d’Hermance une petite chose enveloppée de langes cramoisis, retenus de lisières d’or.
Cette petite chose, quoique immobile, on la sent vivante et les regards de tous la caressent !… La Bourgeoise de Paris la prend et la déposé entre les mains de l’aïeul.
— II faut se résigner à être le passé glorieux, mon frère, lui dit-elle, et se réjouir encore quand, ayant assuré le présent, Dieu vous laisse la joie de sourire à l’avenir !… (FIN)
Roman : LES AVENTURES D’UNE BOURGEOISE DE PARIS de Myriam Thélen (1911).
Publié dans l’Action française le 5 juillet 1923.
Textes et images rassemblés par Rémi Hugues pour JSF