Par Pierre Builly.
Casino de Martin Scorsese (1995).
Barouf à Landerneau.
Comment se fait-il qu’un film – un énième film – sur les magouilles, horreurs, assassinats, rackets de la Mafia, sur l’argent qui coule à flots, sur les amitiés d’enfance qui se délitent puis explosent au fur et à mesure que le temps passe et que les amis d’hier deviennent puissants et souvent antagoniques, sur les déchirements cocaïnés des couples entraînés dans l’abjection, sur des tas de choses vues mille et mille fois au cinéma, comment se fait-il qu’un film très long – près de 3 heures – soit aussi passionnant et tienne l’attention du début à la fin sans qu’on ait jamais la tentation de bâiller ou d’accélérer la projection à coup de zapette ?
Sans doute la maîtrise absolue du rythme du film par Martin Scorsese, sur son habileté polychrome, aussi : ainsi, par exemple, la multiplication et la succession des voix off des principaux personnages, si bien conçue que, même lorsqu’elles se succèdent à toute allure on ne perd jamais le fil et on suit le déroulement des péripéties sans jamais s’y perdre. Je dis bien péripéties et non intrigue, à la suite, d’ailleurs de Scorsese lui-même qui a déclaré que son film n’était pas constitué par une histoire mais par une suite d’épisodes.
Casino est paraît-il inspiré de l’histoire vraie de Frank Rosenthal, haute figure de Las Vegas installé pour le compte des boss du crime organisé de Chicago et beaucoup des anecdotes (si je puis dire) parmi les plus frappantes du film (l’enterrement vivant de Nicky Santoro (Joe Pesci) et de son frère, l’explosion de la voiture dont Ace Rothstein (Robert De Niro) sort presque indemne, par exemple) sont véridiques. Le talent de Scorsese est d’avoir fondu ces événement, somme toute assez classiques dans le genre, avec la déglingue de l’amitié d’Ace et de Nicky et surtout cette sorte d’enfer qu’il va vivre avec la pute de haut luxe Ginger McKenna (Sharon Stone) qu’il n’arrivera pas à détacher de son minable petit souteneur Lester Diamond (James Woods).
Il y a beaucoup de choses, dans Casino ; d’abord, pour qui ne connaît pas cette sorte de stupéfiante verrue au cœur du désert du Nevada, des images renversantes de Las Vegas où rien d’autre n’existe que le jeu et où l’on cultive les mille, les dix mille manières de plumer le pigeon qui s’y aventure avec volupté, sachant qu’il le sera – plumé – mais se refusant d’y croire et pensant être assez malin pour rouler le Moloch.
Il y a quelque chose de toujours aussi fascinant de voir ce dégueulis de néons multicolores, ces marbres ostentatoires, le stuc, le staff, le strass, les tables de jeux ouvertes jour et nuit… La capitale mondiale de la vulgarité et du mauvais goût dans tout ce qu’elle peut avoir de fascinant. Et ma fascination va aussi, d’ailleurs, à l’invraisemblable variété des tenues coordonnées d’Ace Rothstein, cravates ton sur ton sur les chemises alliées avec des vestes aux couleurs hardies…
Puis la façon dont la Maffia collecte ses bénéfices, sa dîme ; images extraordinaires des assemblées où de paisibles sexagénaires qui se régalent déjà au fumet des boulettes, lasagnes et cannellonis que préparent en arrière-plan des nonnas silencieuses et empressées, tranchent des vies, règlent des assassinats ordonnent des massacres ; des gens, par ailleurs très affectueux avec leurs petits-enfants et sans doute plein de respect pour la Madone. Et cette scène, à juste titre célébrée, où l’un des patriarches conclut le tour de table sur le sort d’un des subordonnés par ce pourquoi prendre le risque ? qui scelle la vie du pauvre type (n’ayons pas trop vite la larme à l’œil : le futur assassiné est lui-même un tueur sans scrupule).
Enfin la course à l’abime d’un couple dont on voit bien d’emblée qu’il est promis à l’exaspération ; mais enfin l’abjection des scènes – qui culmine, à la fin, lorsque Ginger pour pouvoir sortir et rejoindre son protecteur Nicky, attache avec des sangles sa fille Amy dans son lit, lorsque le couple explose avec une affreuse violence – met presque mal à l’aise.
Je n’avais de Sharon Stone que le souvenir désormais fort ancien de sa prestation dans Basic Instinct où ses froissements de jambes avaient fait un peu oublier son talent ; elle est là magnifique, séductrice ou dégénérée, d’une parfaite justesse de jeu ; comme Joe Pesci qui a dans l’œil acéré la violence de fou furieux qui lui permet les pires exagérations ; enfin Robert De Niro, qui sait tout faire…
Beau moment de cinéma… ■
DVD autour de 10€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.