Par Robert Redeker.
Cette tribune est parue ce matin 12 août dans Le Figaro. Nous n’y ajouterons pas de commentaires. Les sportifs et / ou amateurs de football et autres sports les écriront s’ils le souhaitent. Sur le fond, Redeker déplore le déracinement, la financiarisation du sport que donc ils avilissent. Il s’en tient à son attachement à la beauté gratuite, qu’il appelle beauté du « dérisoire ». Paradoxalement considéré comme un « essentiel ». Comment lui donner tort ?
La non-appartenance à un club, une nation, une histoire, est vécue comme une vertu parce qu’elle seule autorise ce mercenariat qui est devenu la condition professionnelle du joueur de football.
TRIBUNE – Pour l’écrivain Robert Redeker, la descente aux enfers du FC Sochaux, menacé de dépôt de bilan, et le conflit qui oppose le PSG et Kylian Mbappé sont l’expression d’un même phénomène: le basculement progressif du football dans un univers parallèle.
Ceci tuera cela: l’univers footballistique du Paris Saint-Germain tuera celui du FC Sochaux. N’importe quel observateur, même peu doué pour la voyance, aurait pu énoncer cette prédiction dans les années 2010, quand les capitaux qataris changèrent le club de la capitale en empereur solitaire du football français. Le naufrage du FC Sochaux couplé avec le nouvel épisode digne de la célèbre série télévisée des années 80, Dallas, que nous proposent un été de plus les dirigeants du Paris Saint-Germain et Kylian Mbappé, sont deux expressions d’un seul et même phénomène. Lequel? Le basculement progressif du football dans un type de réalité tellement éloigné de celle des humains ordinaires qu’il paraît constituer un univers parallèle.
Récemment encore, les footballeurs étaient des hommes comme les autres, attirant notre enthousiasme par leur talent, et notre affection par leur banalité anthropologique. Des décennies durant, en symbiose avec leurs supporters et leurs terroirs, en identification à la culture locale, les clubs de football plongeaient leurs racines dans une histoire située, qu’ils prolongeaient. À Sochaux, à Saint-Étienne, à Lens, de nombreux joueurs étaient issus de l’usine ou de la mine. À Bastia, ils venaient de la montagne, du maquis, ou des villages de pêcheurs. Claude Papi naquit à Porto-Vecchio. En gardant leurs meilleurs joueurs, des villes moyennes, Reims, Le Havre, Nîmes, Nancy, Angers, où Jean-Marc Guillou régala le public, ont pu évoluer dans la cour des grands.
Au lieu de se concentrer dans un seul club, l’élite restait répartie un peu partout. Le maillot avait un sens. Non –il portait un sens. La sueur qui l’imprégnait respirait l’identité, la passion de l’honneur collectif, l’amour de ce que Jaurès appelait «la petite patrie», ma ville, ma région, mon club; ne souffrant pas la trahison, il n’était pas encore la tunique vénale de mercenaires prêts à tourner casaque le lendemain! Le passage du football dans une sorte de 4e dimension a déraciné les joueurs et les clubs, les éloignant de la réalité sociale, les transformant en abstractions échangeables sur un marché mondialisé. À la bourse du mercato clubs et joueurs sont en vente au plus offrant.
Christopher Lasch a mis en circulation le thème de la révolte des élites, caractérisée par leur trahison de la démocratie. La fusion de cette révolte avec cette trahison donne sa forme à un monde nouveau: elle fracture le monde en deux entités, dont l’une, délivrée de toute racine et de toute frontière, celle des élites, flotte comme en apesanteur au-dessus de l’autre, celle de la réalité commune. La légitimité des élites provenait de leur représentativité. La représentation, au sens large du mot -permettant de dire que Raymond Kopa représentait la culture nordiste de la mine-, assurait le lien entre les diverses strates de la société, était la colle qui permettait à la société de se forger une unité organique.
Le football est un ascenseur social qui hisse des personnes du bas de la société tout en haut de celle-ci. Ainsi, le footballeur a-t-il, parvenu au sommet de l’échelle sociale, une fonction de représentation qui unit la société. Quelles valeurs s’épanouissaient dans ce football d’avant la «mondialisation heureuse», celui des heures de gloire de Sochaux? Réponse: les valeurs du monde du travail, de la France ouvrière, paysanne, et artisane, populaire, qui se lève tôt, qui sait ce que chaque euro de gagné coûte de sueur, qui vibre du sentiment national, et qui vénère la patrie plus que tout. Longtemps, les valeurs du football représentèrent fidèlement les valeurs de la plupart des Français, donnant une image de la cohérence de la société.
Quelles valeurs apparaissent à travers «l’univers impitoyable» des soubresauts footballistiques de l’été 2023? Nous le savons: l’inverse des valeurs de la France profonde. D’un côté, le tout-à-l’ego, la cupidité, le cynisme, voire le parjure, s’imposent dans les coulisses et parfois sur le terrain. De l’autre, les footballeurs s’exhibent en vitrine de l’utopie d’une planète sans terroirs ni frontières, inclusive. L’essentiel est ailleurs: la non-appartenance (malgré quelques déclarations de circonstances) à un club, une nation, une histoire, est vécue comme une vertu parce qu’elle seule autorise ce mercenariat qui est devenu la condition professionnelle du joueur de football.
Un club n’est plus rien d’autre qu’une société anonyme cotée en bourse dans laquelle on entre et que l’on quitte en fonction du salaire. En s’assimilant à la jet-set et à son monde parallèle coupé de la réalité, en s’éloignant infiniment des autres humains, en s’intégrant à l’univers du show-business, des stars, et des puissants, en véhiculant leur discours, en n’endossant plus la fonction de représentation du pays réel, l’élite du football a rejoint les autres élites dans leur entreprise de sécession.
C’est acquis: le PSG a définitivement écrasé Sochaux! Que reste-t-il alors du football? Tout match est une parenthèse qui neutralise deux heures durant l’évolution délétère décrite dans cet article. Son oubli provisoire rend à l’esprit l’innocence indispensable à la fête. Le plaisir devant la forme de beauté offerte par ce jeu renaît. Qu’est-ce qu’un match de football, un coup franc de Platini, une course de Cruijff, un but de Mbappé ? Rien. Rien au regard de ce qui importe. Rien au regard de l’Histoire, du destin des peuples, des hautes œuvres de l’esprit. Rien au regard de ce qui selon Malraux «résiste à la mort», l’art. Et aussi: tout. Tout, que pour rien au monde nous ne bouderions! La beauté du football est l’indispensable beauté du dérisoire. ■
Auteur de nombreux livres, Robert Redeker a notamment publié «Le Soldat impossible» (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014), «L’Éclipse de la mort» (Éditions Desclée de Brouwer, 2017) et «Les Sentinelles d’humanité. Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté» (Desclée de Brouwer, 2020). Dernier ouvrage paru: «Sport, je t’aime moi non plus» (Éditions Robert Laffont, coll. «Homo ludens», 112 p., 10 €).
Remarquablement exprimé. La plaie du foot-business a atteint des sommets.
On pourrait ajouter à ce constat l’arrêt Bosman pris le 15 décembre 1995 par la Cour de justice des communautés européennes qui a levé tout contingentement des joueurs extra européens dans les équipes.
Un commerce comme un autre .
» Business as usual » pourrait bien servir de devise à l’ UE lorsqu’elle sera arrivée à son but destructeur
Le rugby résiste encore à cette banalisation commerciale