Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI, avons-nous dit, d’avoir écrit « Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne ». Et, en effet, il faut lire et relire ce livre, le méditer, en faire un objet de réflexion et de discussions entre nous. Il dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.
Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.
C’est pourquoi nous publierons, ici, régulièrement, à compter d’aujourd’hui, et pendant un certain temps, différents extraits significatifs de cet ouvrage, dont, on l’aura compris, fût-ce pour le discuter, nous recommandons vivement la lecture.
Je voudrais montrer le danger qui menace l’époque actuelle en envisageant, non pas les réalisations culturelles de l’Europe au cours de son histoire, avec ses réussites et ses échecs, mais les principes universels et abstraits qui ont guidé son regard. On peut les illustrer par l’analyse célèbre que présente Hegel de la décadence du monde romain après l’instauration de l’esprit du christianisme. Avec la disparition des divinités païennes de la nature, et en dépit de leur beauté, les statues antiques aux yeux vides ne sont plus pour nous que « des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie », les hymnes sont « des mots que la foi a quittés », de sorte que « les tables des dieux sont sans la nourriture et le breuvage spirituels » (1). Pour le philosophe allemand, l’art, et avec lui la culture entière de l’Europe, risquait de n’être plus pour les hommes de l’avenir qu’une chose du passé, incapable de répondre à leurs nouveaux besoins, et propre à n’éclairer que les ombres des musées. Si l’intuition de Hegel devait s’appliquer à notre temps, cela signifierait que l’âme de l’Europe, à bout d’épuisement, ne serait plus en mesure de dialoguer avec les œuvres de la tradition, désormais pareilles à « de beaux fruits détachés de l’arbre ». L’histoire n’interviendrait plus dans le présent et ne réussirait plus, selon la forte image de Braudel, à le » brûler » (2). Nous devrions alors faire le deuil d’une culture que nous ne savons plus recevoir ni actualiser et qui, dans tous les sens du terme ne nous regarde plus.
(1) : G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit (1807), Paris, Aubier,1939, tome II, VII, C, I, page 261.
(2) : F. Braudel, « L’identité française », Le Monde du 24/25 mars 1985, repris dans Le Monde du 17 mars 2007.
-extrait n° 6 : page 45.
Paul Valéry n’aura pas tort, en empruntant l’image à Nietzsche, de voir en elle (l’Europe, ndlr) un petit cap du continent asiatique. Dès l’origine, et le mythe se fait ici conducteur d’histoire, l’Europe est un concept déplacé.
–extrait n° 7 : page 65.
Denis Hay, dans son étude classique Europe, the Emergency of an Idea, date du XIVème siècle l’usage généralisé du mot « Europe ». C’est à l’humaniste Silvio Piccolomini, devenu en 1458 le pape Pie II, que l’on doit la substitution du terme d’Europe à celui de Chrétienté, sans doute sous l’influence du cardinal Nicolas de Cues. Dans sa fameuse lettre au sultan Mahomet II où il lui demande sa conversion en échange de la reconnaissance de son Empire, il lui promet l’admiration de la Grèce, de l’Italie, et de « toute l’Europe ». Mais déjà, dans une lettre antérieure à Leonardo Benvoglienti, en 1453, l’année de la chute de Constantinople, le pape avait conclu son propos sur la menace turque en faisant un parallèle remarquable entre la terre chrétienne et le continent européen : « Tel est le visage de l’Europe, telle est la situation de la religion chrétienne. »
Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne, de Jean-François Mattéi. Flammarion, 302 pages, 19 euros.
Selon JF Mattéi, la diffusion de « principes universels et abstraits » et « l’instauration de l’esprit du christianisme », fut avant tout une guerre contre la civilisation européenne : »initiative, selon Nietzsche, monstrueuse et néfaste au delà de toute limite ».
Sur cette initiative permettant une transmutation des valeurs, s’est gréffée une notion « d’amour », qui n’était pas l’antithèse de la haine mais son épanouissement.
Mais, l’histoire est étrangère à la morale et aux vérités éternelles. »L’histoire, écrit Nietzsche, proclame sans cesse des vérités nouvelles ».