Une excellente réflexion critique sous angle littéraire. Une remarquable ironie sur le reproche adressé à Bainville de « manque de carrière universitaire ». Reproche des cuistres ! C’est repris de l’excellente page Facebook d’Émile Leroy
On parle souvent de Bainville le prophète, ou du fabuleux conteur de l’histoire de notre pays, mais on parle bien trop peu de Jacques Bainville en tant qu’écrivain au talent exceptionnel. Il faut dire que noyée dans le flot de ses innombrables qualités, cette caractéristique se fait discrète, tant le principal reproche que certains esprits malhabiles trouvent aujourd’hui à lui faire réside dans son manque de grande carrière universitaire. Quoiqu’il en soit, ses écrits, véritable plaidoyer de chaque instant en défense de son génie, parlent pour lui.
« Enivré par l’odeur de la poudre, un jeune garçon, qui avait juste l’âge de la monarchie restaurée, avait décroché le fusil de son père. S’étant joint aux insurgés, il fit allègrement le coup de feu tout le long des trois jours. Lorsque Charles X fut tombé, le jeune Lebailly rentra à la maison paternelle. Toute sa vie, qui fut longue, il devait se souvenir avec fierté de son exploit. Chaque année, avec ses compagnons d’armes des “Trois Glorieuses”, il se rendait en pèlerinage à la colonne de Juillet. Et puis, le temps avait marché. L’un après l’autre, ses camarades avaient disparu. En 1908, bien vieux, bien cassé, le citoyen Lebailly se trouva seul à la Bastille, et un journaliste l’interrogea. Alors, il évoqua encore une fois ses souvenirs, le beau soleil où, sur les barricades, comme dans le tableau de Delacroix, la déesse de la Liberté lui était apparue, le drapeau tricolore à la main. Pareille à la fiancée du Cantique des Cantiques, elle était pleine de délices. Elle était pleine de promesses et de désirs. À la vérité, la déesse n’avait apporté à Lebailly qu’une médaille commémorative et une place de cantonnier. À quatre-vingt-treize ans, il peinait toujours, car une vie de labeur ne l’avait pas enrichi, et il se penchait encore sur ces pavés dont il avait, à quinze ans, formé des barricades. Jamais il ne lui était venu à l’idée que, s’il s’était battu, c’était surtout pour Thiers et pour le duc de Broglie. Jamais non plus il n’avait pensé que, sans la Révolution de 1830, il n’y aurait pas eu celle de 1848 et que la France n’eût connu ni l’Empire, ni ses folles guerres, ni Sedan, ni le désastre. Alors, dans la France riche et puissante, à l’abri des invasions, telle qu’elle apparaissait en 1829 au voyageur anglais, peut-être, au lieu des journées de juin et de la Commune, au lieu des guerres civiles et des guerres étrangères, au lieu des fusillades pour les ouvriers, peut-être y eût-il eu aussi de l’aisance et du repos pour tous. Les cinq milliards payés à la Prusse en 1871, c’était assez pour donner des retraites aux travailleurs… »
— Jacques Bainville, Histoire de trois générations.
Sur le plan de la littérature, c’est un livre admirablement bien écrit, qui éclaire brillamment un dix-neuvième siècle pour le moins brumeux. ■