Nous poursuivons ici notre survol barrésien des dimanches de cette année 2023, avec, pour le mois de septembre, l’annonce de la réédition de son roman Au service de l’Allemagne, premier tome de la trilogie « Les bastions de l’est ».
La date de sa parution est de 1905 : la défaite cuisante contre la Prusse en 1871 était dans toutes les têtes, et Maurice Barrès entendait non seulement se servir de l’esprit de la Revanche mais aussi le cultiver, l’alimenter, rendre service à la grandeur de la France, à sa fierté, via la littérature.
Le récit se focalise sur la situation des Alsaciens, Français de cœur mais tenus d’obéir au nouveau maître, l’État impérial germanique. Ce qui ne se limite pas qu’à des considérations d’ordre fiscal ou linguistique. Il s’agit pour tout jeune Alsacien de prouver sa loyauté à l’égard de l’Allemagne, ce qui passe en particulier par devoir faire son service militaire.
Jean-Pierre Colin a signé l’article intitulé « Maurice Barrès et l’Allemagne : méfiance et espoir d’un nationaliste » paru le 3 juillet 2017 sur Philitt.fr, sur les rapports équivoques que Barrès entretenait avec l’Allemagne :
« Brouillée par la durable empreinte que laissa son antisémitisme, l’attitude de Maurice Barrès envers l’Allemagne se révèle à bien des égards complexe et profonde. Admirateur de la culture germanique, l’écrivain méprise l’orgueil militaire de la Prusse autant qu’il défend le retour de l’Alsace-Lorraine dans la nation française. Davantage que l’esprit de revanche, c’est la conscience des racines de l’Europe qui l’anime.
Au moment où commence l’affaire Dreyfus, Maurice Barrès n’a pas encore choisi son camp. C’est lui que rencontre alors Léon Blum pour lui demander de s’associer à la démarche des « intellectuels », créant à cette occasion un substantif destiné à un grand avenir. Il ne lui faudra que quelques jours pour laisser éclater sa colère. Tout montrera qu’il entend d’abord défendre l’armée, l’état-major, dont la politique est arrêtée et dont la faillite mettrait en grand danger la France vis-à-vis de l’Allemagne. L’innocence éventuelle de Dreyfus compte d’autant moins à ses yeux que Barrès se laisse gagner par l’antisémitisme.
Certes, il est un homme passionné, mais rien dans sa vie antérieure ne laissait supposer qu’il sombrerait dans un antisémitisme aussi radical. Ayant suivi au Collège de France les cours de l’antisémite notoire Jules Soury, il se hasardera sur un terrain qu’il connaît mal, et même si tout lui montrera par la suite qu’il s’était trompé, il ne reviendra jamais vraiment sur ses écrits de l’époque. L’orgueil de l’écrivain n’est pas à l’abri de contradictions, parfois dramatiques. Il écrira tout de même plus tard qu’il s’agissait d’ « une affaire qui aurait divisé les anges eux-mêmes ».
Avec le recul, ce paradoxe est d’autant plus frappant que Barrès fera ultérieurement l’objet de campagnes antisémites, certains voyant en lui « physiquement et moralement le type même du juif ». Un journaliste, spécialisé dans ce genre d’attaques, insistera sur la courbure de son nez, écrivant : « Le judaïsme de Barrès a longtemps flirté avec les schistes de l’Auvergne, plus récemment dans les granits des Vosges, le juif doit devenir meilleur chaque jour : Monsieur Maurice Barrès, comme Henri Heine, est un bel exemple de l’amélioration de la race… Son corps, merveilleusement maigre, la robe flottante de l’Orient avec ses plis somptueux, le nez aquilin, les yeux de charbon noir sont de haute noblesse rabbinique. Le teint de brique recuite, celui des juifs portugais… À la tribune, la voix de l’acteur est celle du cornet à bouquin – le schofar dont usent les rabbins pour annoncer l’excommunication contre les impies… À la Chambre, quand Maurice Barrès parle, on croit entendre une lecture confuse du talmud ».
Un sentiment ambivalent envers l’Allemagne
S’il est une contradiction que l’on peut relever, c’est bien celle de l’admiration profonde qu’il nourrit pour l’Allemagne, en dépit des attaques aussi violentes que régulières dont il accable le terrible voisin. Ce qu’il hait, c’est intelligentsia prussienne, la formation, au moment même de l’unification allemande, d’un nationalisme radical dont les menaces sont clairement exprimées. En revanche, dès qu’il évoque d’autres provinces, notamment les régions occidentales, on décèle alors chez lui un véritable amour pour l’Allemagne. Barrès et sa jeune épouse se rendront à Bayreuth pour leur voyage de noces en 1891 et ses voyages en Allemagne seront nombreux. Cet intérêt pour l’Allemagne est loin d’être une exception dans la France de l’époque, encore sous le coup de la défaite de 1870. Finalement, le sentiment de Barrès, comme celui des Français, est ambivalent et l’opinion demeure capable de s’échauffer d’un seul coup, sous le moindre prétexte. L’affaire Schaebelé en fournit un exemple éloquent : l’arrestation pour espionnage de ce commissaire de police de Pagny-sur-Moselle venu discuter avec les douaniers allemands un beau matin de 1887, suivie de sa libération, entraîne une agitation nationaliste qui donne l’occasion au général Boulanger d’accroître sa popularité en affichant son hostilité à l’égard de l’Allemagne… ce qui lui vaut le ralliement de Maurice Barrès.
La politique d’apaisement de Bismarck contribue toutefois à calmer les esprits. De plus, jusqu’à l’entente cordiale de 1904, la Grande-Bretagne fait toujours figure de grand adversaire, notamment parce qu’elle représente le principal obstacle aux ambitions françaises en Afrique. Une guerre franco-allemande n’est pas d’actualité et Maurice Barrès, contrairement aux idées reçues, ne l’a jamais appelée de ses vœux. Homme de l’Est et bon connaisseur de l’Allemagne, il en pressentait le prix. Sa politique personnelle était avant tout d’encourager les populations françaises d’Alsace-Lorraine à rester sur leur terre natale, alors que l’occupant allemand encourageait de fait les jeunes Alsaciens et Lorrains à déserter à l’heure de leur service militaire. Maurice Barrès n’hésite pas à se rendre à maintes reprises à Metz, où il tient des réunions semi-clandestines avant d’être, en 1911, déclaré persona non grata. Son idée est qu’un règlement général de la question européenne permettra un jour de trouver une solution pour ces provinces perdues, sans qu’elle ne se dessine tout à fait clairement dans son esprit.
L’intérêt et l’admiration constante de Maurice Barrès pour l’Allemagne sont partagés par nombre de ses concitoyens, en particulier du fait de la qualité de l’université et de la science allemandes. On considère volontiers que la faiblesse du système français a été l’une des causes de la défaite. Nombreux sont ceux qui, à l’instar de Maurice Barrès, se rendent souvent en Allemagne : entre les deux pays, les relations sont faciles, associées à l’essor du chemin de fer. L’ambiance est loin d’être celle d’une hostilité larvée préfigurant un conflit à venir.
Contrairement à une légende tenace, la leçon de Barrès n’a rien de fanatique. Elle incite seulement les jeunes Alsaciens et Lorrains à une résistance passive. S’il pense, au fond de lui-même, « Sa nam po tojo » (« Ce n’est pas pour toujours » en patois lorrain), telle est également l’opinion dominante en France à l’époque, comme l’illustre une statue érigée à Nancy et représentant l’Alsace qui console la Lorraine, restée en grande partie française, après la débâcle de 1870.
Le danger millénaire et les racines européennes
Maurice Barrès s’efforce d’élever le débat à la hauteur d’une histoire millénaire. « La querelle pour la possession du Rhin ressemble assez à la lutte entre le soleil et la pluie qui se perpétue d’alternative en alternative. Les populations d’outre-Rhin ont envahi 28 fois la France : un homme vit assez pour assister à quelques engagements, mais, quelle que soit l’issue, il ne peut rien préjuger d’une guerre dont l’origine appartient à la préhistoire ».
Ces lignes écrites avant la Grande Guerre jettent sur la pensée de Maurice Barrès une lumière tamisée. D’un côté, l’Alsace-Lorraine est pour lui ancrée au cœur de la nation française, bien qu’elle ne soit pourtant qu’une province périphérique marquée par la perpétuation de dialectes germaniques ; de l’autre, elle est comme un ultime rempart aux ambitions allemandes et se trouve liée à la France par la tragédie de l’histoire. C’est la conception barrésienne de la nation qui s’exprime dans ce qu’elle a de plus profond, dans le sillage d’Ernest Renan : la France n’est pas une race, elle est avant tout le fruit d’une volonté qui s’est largement manifestée à Metz et à Strasbourg. La France a de la sorte une dimension germanique, comme elle est aussi basque ou flamande et, à l’époque, kabyle – ces Kabyles français « si proches de nous », écrit Barrès dans son journal. Il a longtemps rêvé que la frontière s’étende sur la rive gauche du Rhin, comme un hommage à Jules César et à Napoléon, avant de se rendre compte de l’impossibilité d’une telle idée.
L’Allemagne est toujours apparue à Maurice Barrès dans sa profonde ambiguïté. Terre bénie par les dieux de la littérature, de l’art et de la philosophie, elle a aussi donné naissance au militarisme prussien. L’unité impériale de l’Allemagne a peu à voir avec la formation lente, parfois cruelle, mais finalement consensuelle, d’un pays comme la France. L’Allemagne est le fruit de l’épée et les Prussiens ne s’en sont jamais cachés.
Pour Barrès, la rencontre des philosophes antiques et du christianisme est au cœur de l’identité européenne et cette influence s’est étendue jusqu’au Rhin, comme en témoignent aujourd’hui encore les villes de Mayence, de Cologne ou de Trêves. Dans la forêt profonde, de l’autre côté du fleuve, veille pourtant Arminius, chef de tribu germanique… Aux yeux de Barrès, cet adversaire de la civilisation incarne 2000 ans à l’avance la part irréductible d’une germanité agressive – on dirait aujourd’hui fondamentaliste.
Pour simpliste qu’elle puisse paraître, la thèse mérite réflexion et n’est pas sans anticiper sur des recherches infiniment plus poussées qui, de nos jours, s’efforcent de comprendre l’énigme nazie. Celle-ci n’est pas, comme feignent encore de le croire certains esprits, due à l’ambition effrénée de quelques criminels de droit commun, ou encore d’esprits désaxés. Elle procède d’une dégénérescence du romantisme qui, du Sturm und drang originel, fait naître les idées völkisch qui, elles-mêmes, bien avant la Première Guerre mondiale, se répandirent dans toute l’Allemagne en quête d’une unité plus identique du Volk, à la recherche d’une révolution véritablement pangermanique, en réaction à une révolution industrielle mortelle pour les classes moyennes. Excluant les juifs identifiés à une modernité haïe, la nouvelle idéologie, sous l’influence d’auteurs comme Houston Steward Chamberlain ou Ludwig Schemann, prône bientôt un élitisme racial. Celui-ci est rapidement relayé par ceux qui, tel Ludwig Woltmann, considèrent que « la race germanique a été privilégiée ».
La mort prématurée de Maurice Barrès, le 5 décembre 1923, ne lui permit pas d’assister au triomphe de cette perversion extrême de l’esprit. Il en avait pourtant pressenti le danger avec une certaine pénétration, alors qu’elle fut si mal comprise à l’époque. Ses dernières paroles à la Chambre des députés font aujourd’hui frémir – elles furent pourtant dénoncées par d’étranges pacifistes prêts à pactiser avec le diable : « Hors la frontière du Rhin, il n’y a pas de salut pour nous. Il ne demeure que l’effroyable perspective d’une nouvelle guerre plus terrible que la première. Cette nouvelle guerre, nous avons le droit d’empêcher le seul moyen qui l’empêchera. C’est un droit de vie ou de mort. »
Au même moment, Maurice Barrès entreprend un dernier voyage en Allemagne, où un mouvement fédéraliste vient de donner lieu à des troubles. La situation sur place est assez agitée et les événements entraînent des morts en grand nombre. Elle donne à Maurice Barrès l’occasion de rencontrer des personnalités locales, en particulier le jeune maire de Cologne, Conrad Adenauer. On peut imaginer ce qui aurait pu se passer si ce mouvement avait réussi et si Barrès avait vécu. Le Rhin ne serait pas devenu une frontière, mais vraisemblablement l’axe autour duquel se serait constitué, avec 50 années d’avance, la paix européenne tant espérée. » ■
Nombre de pages : 152.
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