Nous poursuivons ici notre survol barrésien des dimanches de cette année 2023, avec, pour le mois d’octobre, l’annonce de la réédition de son roman Colette Baudoche, deuxième tome de la trilogie « Les bastions de l’est ».
Le dimanche 23 septembre 1928 fut organisée une cérémonie en l’honneur de Maurice Barrès dans son bastion de l’Est, à Sion-Vaudémont, en Lorraine.
Le président du Conseil d’alors, Raymond Poincaré y tint un discours-fleuve :
MADAME, MESSIEURS,
Si je n’avais écouté que mes préférences personnelles et si je n’avais craint d’exposer l’inauguration de ce pieux monument aux rigueurs d’une saison tardive, j’aurais prié notre illustre compatriote M. le maréchal Lyautey et le Comité qui a pris l’heureuse initiative de cette cérémonie d’en reporter la date à ce Jour des morts que Maurice Barrès appelait la cime de l’année. J’aurais également insisté pour qu’on m’autorisât à supprimer le discours qu’on me demandait et à le remplacer par une lecture, que j’aurais volontiers faite moi-même, de quelques pages empruntées à l’incomparable méditation sur le 2 novembre en Lorraine. C’eût été là, je crois, le plus bel hommage qui pût être rendu par un Lorrain et un ami au penseur, au poète, au Français dont nous célébrons aujourd’hui l’impérissable mémoire. Nous avons, du moins, voulu mettre ici nos pas dans ses pas et nous grouper au pied de cette lanterne des morts pour revoir, en souvenir de lui, ce paysage qu’il a tant aimé. Il y a quatre ans, c’était à Metz que nous étions réunis pour poser une plaque sur la maison où lui était apparue avant la guerre la figure douloureuse et résignée de Colette Baudoche. Puis, c’était à Sainte-Odile que son nom était gravé par la reconnaissance alsacienne, à Sainte-Odile, où il n’avait pas seulement goûté, comme Hippolyte Taine, « les délices de la solitude, de l’espace et de la solennité », mais où il avait reconnu dans le voisinage des remparts et des tombes un de ses cadres naturels et proclamé que le meilleur génie devient artificiel et stérile s’il se dérobe à la discipline de sa terre et de ses morts. Il était juste et nécessaire que, pour achever notre pèlerinage, nous vinssions nous recueillir sur cette colline inspirée de Sion-Vaudémont, qui était pour lui un des lieux où souffle l’esprit et qui représentait à ses yeux un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine. Sa pensée française avait, disait-il, trois refuges, le Puy-de-Dôme, dieu du pays où il avait pris son nom de famille, Sainte-Odile, où il entendait un soupir de soulagement de l’Alsace, Sion-Vaudémont, où il se plaisait à recevoir le message des ombres silencieuses qui personnifiaient, devant son imagination exaltée, l’histoire mouvementée de notre passé provincial et qui lui rappelaient les longues vicissitudes de la résistance latine à la pensée germanique. Maintenant, c’est son ombre elle-même qui, toute illuminée de gloire, vient errer sur cette faible éminence, sur cette montagne en demi-lune, à la fois charmante et grave, qu’il a tant de fois parcourue et à laquelle il a demandé, pour l’enfance de Philippe, des enseignements prestigieux. Oui, soyons assurés que dans « les nuits peu sentimentales » qui tombent de notre « ciel lorrain », Maurice Barrès recommence parfois, sur la falaise que spiritualisait déjà de son vivant le mince clocher de Sion et que ce monument couronnera désormais d’un nouveau symbolisme, la promenade rêveuse où il cherchait, pour nous en même temps que pour Philippe, des images, « des images, entendez- moi bien, qui déchaînent en nous de la musique ». — « Partez, joyeuses, ô routes romanesques, mon fils et moi nous demeurons. Dans son midi, peut-être voudra-t-il quêter ailleurs son plaisir. C’est à moi de disposer devant les regards sérieux de son aurore les fruits éternels du pays, pour qu’il n’y ait de beau jardin, selon son goût, qu’un jardin de Lorraine en septembre. »
Nous voici donc assemblés, à notre tour, en septembre, dans ce jardin de Lorraine, qu’il a chanté et divinisé ; et nous n’y voyons plus seulement passer les fantômes des chevaliers qui partaient pour la Terre Sainte, des dames de Lorraine, sœurs, filles et femmes de croisés, qui venaient prier ici pendant que les hommes d’armes, là-bas, combattaient l’infidèle, de cette princesse Philippe de Gueldre, à qui Notre-Dame de Sion dénonçait l’ambition de ses ennemis ; nous n’y entendons plus seulement l’éclat de rire de Bassompierre ou les propos extravagants de Charles IV ; nous y voyons et nous y entendons Maurice Barrès lui-même, dont l’élégante silhouette, baignée de mystère, ressuscite devant nous par la grâce de chefs-d’œuvre immortels et dont les phrases mélodieuses s’échappent des profondeurs de la tombe pour revenir caresser nos oreilles.
Toutefois, ne me sachant que trop indigne d’effleurer les cordes de la lyre qu’il a laissée sur ce sommet, je ne me suis pas proposé de reprendre, en ce jour, un hymne à nos ancêtres. J’ai simplement cherché à pénétrer de nouveau dans l’âme très noble et un peu distante de notre ami pour y retrouver quelques-uns de ses sentiments les plus intimes. Ce n’est pas en Lorraine, c’est à Paris que j’ai fait, après sa vingtième année, la connaissance de Barrès, au moment où, sur notre génération étonnée, il jetait en souriant ses taches d’encre. Il préludait ainsi à ces exercices d’humour dont un des hommes qui ont le mieux analysé son œuvre, M. l’abbé Bremont, a relevé la trace dans presque tous ses livres. Peu de temps après, nous nous sommes rencontrés à la Chambre des députés où nous représentions dans des camps assez différents notre commune petite patrie, mais où jamais la politique n’eut l’impertinence ni l’audace de s’essayer à nous séparer. En relisant, ces jours derniers, la longue et familière correspondance que nous avons échangée, j’ai noté quelques traits qui peuvent m’aider à reconstituer de chers souvenirs. Bien que mon enfance se fût accoutumée aux rives de l’Ornain plutôt qu’à la vallée de la Moselle, et bien que sur les eaux claires de ma rivière barrisienne l’esprit de la plupart de mes concitoyens fût alors emporté vers Paris plutôt que vers Nancy, les premiers ouvrages de Maurice Barrès s’étaient, tout de suite, emparés de mon cœur. Moi aussi, j’avais grandi, sous l’œil des barbares, partagé entre les séductions du romantisme et les disciplines classiques, entre les mirages de la métaphysique et les sévérités impérieuses de mes traditions locales. Moi aussi, je m’étais juré de devenir un homme libre, et je m’étais dit que, pour entrer dans quelques parties obscures de ma conscience, une bonne méthode était de rechercher comment les vieux laboureurs dont je descends avaient posé leurs propres assises. Moi aussi, j’avais trouvé, dans ma terre natale, une souveraine implacable, qui tantôt me barrait l’horizon, tantôt, au contraire, me fortifiait, m’encourageait et me stimulait. Chaque page nouvelle de Barrès augmentait donc mon admiration pour un compatriote qui exprimait si heureusement ce que je sentais et savais à peine traduire.
Lorsqu’il m’entraîna dans le Jardin de Bérénice, lorsque parut, en première édition, Du sang, de la volupté et de la mort, je fus plus reconnaissant encore à Barrès de revenir d’Aigues-Mortes, d’Espagne et d’Italie avec une imagination enrichie, une sensibilité aiguisée, une prose plus musicale et plus colorée. Mais, à l’apparition des volumes qui composent le beau roman de l’énergie nationale, je crois bien que la politique, brusquement alertée, me voilà quelques-unes des beautés des Déracinés ou de l’Appel au soldat. Non pas que je fusse assez sot pour refuser à Napoléon les fonctions posthumes de professeur d’énergie, mais je ne partageais pas les illusions de Barrès sur le héros moderne qu’il avait choisi. Et puis pourquoi ne pas le dire ? le miroir lorrain de Barrès, même dans Un homme libre, et aussi dans l’Appel au soldat, reflétait quelquefois des figures que je n’avais rencontrées ni à Bar-le-Duc, ni dans mes villages meusiens. Celle de Saint-Phlin, par exemple, m’était tout à fait inconnue. Je ne pouvais m’empêcher de le confesser à Barrès, et, le 14 avril 1900, il me répondait finement : « Je ne défendrais pas Saint-Phlin, vous le savez bien. Il est un de mes moyens pour exprimer toutes les pensées qui s’associent naturellement dans un Lorrain aux paysages de son pays. Il est au point de vue d’un féodal ; en Alsace, c’est un peu de cette façon que se place Zorn de Bulach pour se rallier à l’état de choses et accepter la situation faite par le traité de Francfort. Cependant, le jeune Saint-Phlin est désintéressé et par là fort aimable. Ma thèse, au demeurant, n’est dans aucun de mes personnages ; elle est dans leur ensemble. Je vous demande pardon de céder à votre complaisance et de vous parler de moi-même et des miens. » Sa thèse, puisque thèse il y avait, je la cherchais donc clans l’ensemble, et plutôt chez Sturel que chez Saint-Phlin. Déjà il me semblait la voir se dégager assez clairement. C’était, à peu de chose près, celle que, devant le platane du square des Invalides, Taine avait exposée à Roemerspacher : « Cette masse puissante de verdure obéit à une raison secrète, à la plus sublime philosophie, qui est l’acceptation des nécessités de la vie. » C’est elle qu’après avoir demandé aux intercesseurs de son choix de lui enseigner des émotions supplémentaires, après les avoir suivis avec enthousiasme, après avoir finalement reconnu en eux des étrangers, il parvient à composer dans la soirée d’Haroué, au terme des six journées qu’il a passées à regarder naître, grandir et mourir la Lorraine : « C’est du haut de Sion, pèlerinage jadis fameux, aujourd’hui attristé de médiocrité que, moins distraits par le détail, nous prenons une possession complète de la grandeur et de la décadence lorraine… Mais non ! Il ne faut pas que je m’abandonne. Je calomnie ma race ! Si elle n’a pas utilisé tous les dons qui lui étaient dispensés, il en est, un qu’elle a développé jusqu’au type. Elle a augmenté l’humanité d’un idéal assez neuf. De René II à Drouot, en passant par Jeanne, une des formes du désintéressement, le devoir militaire, a paru sous son plus bel aspect… » Et s’il se décourage, s’il se croit emprisonné dans des limites trop étroites, s’il se débat pour secouer les chaînes qui l’attachent à sa terre et à ses morts, la Lorraine lui répond : « Il est un instinct en moi qui a abouti. Tandis que tu me parcourais, tu l’as reconnu : c’est le sentiment du devoir, que les circonstances m’ont fait témoigner sous la forme de bravoure militaire. »
Ce sentiment du devoir, Maurice Barrès va l’éprouver lui-même, de plus en plus vivement, à mesure qu’il demandera plus de sève à ses racines et qu’il sentira mieux que la conscience lorraine, englobée dans la française, l’a enrichie en s’y fondant. Un an après la publication de l’Appel au soldat, un grand malheur l’atteignit qui resserra encore, s’il est possible, les liens qui l’attachaient à sa petite ville natale. Au mois de juillet 1901, il était appelé auprès de sa mère, tombée malade à Charmes-sur-Moselle. Le hasard voulut que je fisse avec lui, sur la ligne de l’Est, une partie de ce triste voyage et je le vis si douloureusement inquiet que je m’épuisai sans grand succès à lui chercher des raisons de ne pas désespérer. Lorsqu’il arriva, sa mère était morte. « Mon cher ami, m’écrivait-il le 2 août, votre sympathie m’a été assez précieuse, dans un moment où je pouvais encore être abusé sur mes prévisions, pour que je veuille vous tenir au courant de mon malheur. » Et il m’expliquait qu’il n’avait pas trouvé à Nancy l’automobile qu’il avait commandée, qu’il avait passé quatre heures mortelles à attendre en gare le premier train et que, dans l’intervalle, sa pauvre mère était morte sans lui. « Je souhaite, ajoutait-il, que ce malheur soit pour vous retardé et adouci. » Dix et douze ans après, lorsqu’à mon tour je perdis mon père et ma mère, Maurice Barrès n’avait pas oublié la part que j’avais prise, en cette nuit fiévreuse, à sa douleur filiale et il me la rappela dans deux lettres que je conserve parmi les plus beaux témoignages d’affection que j’aie reçus. « Au moins, avez-vous eu la douceur de donner à vos parents le plaisir et la fierté de chacune des heures de votre développement. Chacun de nous serait bien mesquin de se réjouir un peu longuement de ce qu’il peut avoir de succès, car chacun de nous connaît ses insuffisances, mais vous avez eu le bonheur et vous garderez le souvenir apaisant d’avoir rempli de satisfaction vos parents, et cela c’est un plaisir profond pour un homme de cinquante ans comme pour un enfant de six ans. » Comme des phrases de cette douceur et de cette simplicité nous font mieux comprendre que, dans son respect pour ses morts, Barrès n’enveloppe pas seulement la volonté de les continuer, mais une tendresse infinie pour ceux qu’il a perdus !
Sa mère morte à Charmes sans qu’il ait pu l’embrasser, c’est une tristesse dont il ne cherche pas à se consoler, mais c’est aussi une exhortation à la persévérance et au travail ; et voici que deux ans après, dans Le 2 novembre en Lorraine, sa doctrine de l’acceptation va s’élever et s’élargir. Ce sera, dira-t-il lui-même, « un vertige délicieux, où l’individu se défait pour se ressaisir dans la famille, dans la race, dans la nation, dans des milliers d’années que n’annule pas le tombeau. » Peut-être même poussera-t-il un peu plus loin l’abdication de soi lorsqu’il ajoutera : « Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous… Notre raison, cette reine enchaînée, nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs… » Mais ne nous arrêtons pas trop à ces excès d’humiliation et retenons plutôt cette conclusion générale : « Ayant longuement creusé l’idée du moi, avec la seule méthode des poètes et des mystiques, par l’observation intérieure, je descendis parmi des sables sans résistance jusqu’à trouver au fond et comme support, la collectivité ».
Presque au même moment qu’Amori et Dolori Sacrum, paraissent sous le titre des Amitiés françaises, les notes sur l’acquisition par un petit Lorrain des sentiments qui donnent un prix à la vie ; et ce que Barrès enseigne surtout, non seulement à son fils, mais à tous les jeunes Français, c’est la nécessité de maintenir et de développer la tradition que la France a construite, de veiller à une sage économie de nos forces et d’organiser notre énergie. Mais combien plus encore que cette précieuse leçon, nous admirons l’art du maître qui la donne ! Jamais son style n’a été plus harmonieux, jamais ses images n’ont été plus neuves et plus variées, jamais la draperie des mots n’a recouvert une sensibilité plus délicate.
Le chant de confiance dans la vie, par quoi s’achevaient les Amitiés françaises, nous en retrouverons désormais l’écho dans tout ce qu’écrira Barrès. Quand l’Alsacien Ehrmann entre au service de l’Allemagne, son acceptation touche au stoïcisme, et cependant il prend conscience de remplir la même besogne que celle des légionnaires de Rome sur le Rhin et d’Odile à la Hohenburg ; il se considère comme une garde avancée de la latinité, comme un défenseur de nos bastions de l’Est. Quand, vaincu par les magies de Venise ou déconcerté par Athènes et Sparte, Barrès refuse de voir dans Pallas la raison universelle et, tout en proclamant les Grecs ses maîtres, les prie de lui laisser le trésor de ses propres sentiments, avec quel plaisir et quelle sérénité vient-il à son reposoir de Charmes, étudier et tirer ce qui lui est convenable dans son butin de Grèce ! « Pour mon usage, s’écrie-t-il, les mirabelliers lorrains valent les arbres de Minerve. Celle-ci elle-même me l’a dit. » Il regrette sur l’Acropole la voix de nos cloches lorraines et il va jusqu’à trouver qu’un rossignol dans nos bois chante mieux que Philomèle sur les oliviers de l’Attique. Préférence contre laquelle, je l’avoue, proteste ma mémoire, car le plus beau chant de rossignol, c’est un soir, dans un jardin d’Athènes, que, Mme Poincaré et moi, nous avons passé, il y a près d’un quart de siècle, une heure à l’écouter.
Mais, plus le temps s’écoulait, plus Barrès avait le regard fixé sur les traits éternels de la France. On eût dit qu’il pressentait les épreuves dont elle était menacée. Il voulait qu’elle fût pacifique, mais forte pour affronter le danger. Il me souvient que le 14 octobre 1913, avant d’aller à Maillane rendre visite à Mistral (Photo ci-contre avec Mistral qui mourut six mois plus tard), je m’étais arrêté dans la ville d’Arles, dont la population m’avait conduit aux arènes, et qu’une jeune Mireille provençale, après m’avoir adressé un compliment, m’avait prié de la rappeler au souvenir de Colette Baudoche. J’avais demandé à Maurice Barrès de vouloir bien m’envoyer, signé de sa main, à l’intention de cette Arlésienne, un exemplaire de l’histoire de la jeune Messine. Dès le 24 octobre, il m’écrivait de Charmes, en m’adressant le livre, une lettre où son amitié prenait un accent d’extrême bienveillance et où son patriotisme clairvoyant ne se défendait pas de quelque appréhension. Neuf mois plus tard, jour pour jour, l’Autriche, appuyée par l’Allemagne, signifiait son ultimatum à la Serbie.
Dès que la guerre éclate, Maurice Barrès s’engage volontairement parmi les soldats de l’idée française. Dans des articles quotidiens, il célèbre l’union sacrée, l’âme de la France, l’amitié des tranchées, nos diverses familles intellectuelles ; il s’élève contre le pessimisme ; il insiste sur les raisons d’espérer et de lutter sans défaillance. Dans ce rôle d’animateur, rien n’échappe à son attention. S’il découvre dans le service sanitaire des erreurs ou des lacunes qui peuvent attiédir le courage des blessés, il s’empresse de me prévenir. S’il s’aperçoit de maladresses et d’injustices commises dans les camps de concentration aux dépens d’Alsaciens trop légèrement considérés comme suspects, il donne aussitôt à l’Écho de Paris une chronique intitulée « Pour Ehrmann et pour Colette » et il en appelle à l’intervention de Mme Poincaré. Il fait plus. Il vient voir celle dont il sollicite le concours, et le lendemain il lui envoie la note détaillée qu’elle lui a demandée. Avec un sens très fin des choses alsaciennes, il ajoute : « Je vous remercie, Madame, de la bienveillance que vous voulez montrer à ces pauvres filles. Je crois que nous nous faisons du tort en laissant s’accréditer en Alsace et en Lorraine le bruit de notre dureté administrative à leur égard. Cette dureté a ses excuses, ses raisons ; je sais combien on peut redouter l’espionnage. Mais il y a bien de l’excès à tomber sur ces malheureuses quand tout le reste s’échappe. Et si on les nourrit et les chauffe, ce sera sans inconvénient militaire et fort politique. Je demeure. Madame, à vos ordres et vous prie d’agréer lus hommages et le dévouement de votre respectueux serviteur. » Grâce à cette démarche de Barrès, une commission composée de bons Français d’Alsace fut chargée d’aller visiter les camps de concentration ; elle corrigea quelques fautes et provoqua des mesures réparatrices ; mais le mal signalé par Barrès n’en avait pas moins été assez grave pour laisser des traces durables dans certaines communes de l’Alsace et, l’an dernier, lorsque j’ai fait voter par les Chambres un crédit destiné à indemniser les victimes de ces relégations précipitées, j’ai simplement répondu à la voix du grand mort que nous honorons aujourd’hui.
Comme il avait tout fait, pendant la guerre, pour préparer la victoire, Maurice Barrès a tout fait, après la guerre, pour assurer la restauration et le rayonnement du pays. De 1919 à 1923, il se dévoue à tout ce qui peut grandir la France, la science, les laboratoires, l’action morale, l’influence de la langue au dehors, nos missions en Orient. Dans cette période, sa correspondance avec moi redouble de confiance, de chaleur et d’intimité. Une des dernières lettres qu’il m’ait adressées de Charmes, le 13 août 1923, me laisse une fierté que je ne songe pas à dissimuler, parce qu’elle me commande la persévérance et l’obstination : « Mon cher ami, m’écrivait-il, bien souvent, je voudrais vous envoyer mon applaudissement respectueux. Oui, c’est du respect que tout digne Français clairvoyant doit éprouver pour les services que vous rendez. Aujourd’hui, lisant ces fragments de votre leçon aux enfants de Sampigny, je viens vous demander que vous disiez à un secrétaire de m’envoyer, si l’école la publie in extenso, un exemplaire de cette page si touchante pour les Lorrains. Que votre santé vous demeure fidèle. Je vous exprime mon dévouement profond. » Ainsi, dans les dernières semaines de sa vie, alors qu’il préparait ce recueil, le Mystère en pleine lumière, qu’il se proposait de dédier à Gabriele d’Annunzio, Maurice Barrès avait une gracieuse pensée pour les enfants de Sampigny, petits frères lorrains des enfants de Charmes, et il embrassait d’un même regard attendri la vallée de la Moselle et la vallée de la Meuse.
Trois semaines plus tard, le 9 septembre 1923, nous étions ensemble à Champenoux, devant le monument de Gâtelet, pour remettre la Croix de Guerre à cette commune si éprouvée et pour commémorer la grande bataille qui, en septembre 1914, avait sauvé Nancy. Nous songions tous deux au sang qui avait été répandu, dans le mois il aimait, sur nos chers jardins de Lorraine et, pendant que je prononçais un discours, je voyais des larmes couler sur son visage pâlissant. Ah ! Messieurs, ces larmes ! Mon confrère et ami Henry Bordeaux sait combien elles m’ont alors bouleversé. il m’a semblé que, de la victoire du Grand-Couronné, l’esprit de Barrès, franchissant les siècles, était silencieusement remonté à celle que René II avait remportée, le 5 janvier 1477, sur Charles le Téméraire et qu’il s’était ainsi représenté, comme en un tableau funèbre, tout ce que, dans ce long espace de temps, la mission traditionnelle de la Lorraine nous avait imposé, à nos aïeux et à nous, de tourments, de souffrances et de deuils.
Mais pourquoi a-t-il fallu qu’après tant de morts nous eussions à pleurer la sienne ? Pourquoi a-t-il fallu qu’il nous quittât si vite et si prématurément, en pleine activité patriotique, en plein épanouissement de son génie littéraire, et alors que sa journée était loin d’être achevée ? Au mois de mai 1917, avant de me faire remettre Les diverses familles spirituelles de France, il avait écrit sur la page de garde : « À Raymond Poincaré, j’offre ce livre d’union sacrée, ce recueil de textes dédiés à la victoire, où chaque Français, de quelque idée qu’il se réclame, trouvera sa foi et ses espérances justifiées devant la patrie. » Ce large esprit de concorde nationale n’avait pas cessé de l’animer, et dans cet hiver de 1923 dont il ne vit pas la fin, il sentait et il pensait comme au sombre printemps de 1917. Il n’était pas de ceux qui conçoivent l’union française dans la domination d’un parti et dans l’exclusion brutale des idées d’autrui.
Il savait, au surplus, qu’il avait encore le devoir d’écrire, de parler et d’agir. « Que ne puis-je travailler vingt-quatre heures par jour ! soupirait-il dans les dernières pages qu’il a laissées. Je voudrais bien écrire quatre beaux livres : deux sur Byron et sur Goethe, un sur Pascal en Auvergne, un autre enfin sur Claude Gellée à Chamagne. J’y dirais tout. Ce seraient mes mémoires. »
Un autre jour, parlant des trois sommets de sa pensée française, la colline où nous sommes, Sainte-Odile et le Puy-de-Dôme, il exprimait un vœu complémentaire : « Pourquoi ne dirais-je pas les beaux dialogues que font ces trois divinités, quand le Massif Central français contrôle et redresse la pensée de nos hardis bastions de l’Est ? » Un autre jour encore, il nous prévenait qu’il refusait la mort, aussi longtemps qu’il n’aurait pas rendu visite aux cités reines de l’Orient. Ce voyage aux pays du Levant, il l’a commencé par une charmante station dans un jardin sur l’Oronte. Mais imaginez qu’il l’ait continué ; imaginez qu’il ait pu composer un livre sur Goethe, dont il était un admirateur sagace et qu’il regardait comme l’un des grands conciliateurs de la pensée latine et de la pensée germanique ; imaginez qu’il ait eu le temps d’élever un monument à Pascal et de nous montrer, dans les relations organiques de notre Lorraine avec l’ossature centrale de la France, une des forces permanentes de l’unité et de l’indivisibilité nationales : de quels chefs-d’œuvre nouveaux n’aurions-nous pas hérité ? Ne nous attardons pas cependant. Messieurs, à des regrets superflus. Lui-même, Barrès nous aurait déconseillé d’y céder. S’il est vrai, comme il l’a dit et comme nous l’avons gravé sur ce piédestal, que « l’horizon qui cerne cette plaine donne une place d’honneur à notre soif d’infini en même temps qu’il nous rappelle nos limites » ; s’il est vrai que nos grands morts demeurent dans la tombe les gardiens et les régulateurs de la cité », les survivants n’ont le droit, ni de se décourager, ni de s’endormir avant l’heure. Connaissons nos limites, ne nous faisons pas l’illusion de les dépasser, mais, si petit que soit notre cadre, travaillons-y pour l’infini. Nous aussi, nous sommes des instants de l’éternité. Les instants passent ; l’éternité reste.
Raymond Poincaré
Nombre de pages : 96.
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