PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
COMMENTAIRE – Cet article est paru dans Le Figaro de samedi 30 septembre. Il s’inscrit en réalité sur un fond de nostalgie informulée pour une société passée que la vague de fond du processus de décivilisation qui nous frappe n’avait pas encore ravagée. Qui professe encore le progressisme somme toute naïf des XIXe et XXe siècles ? On croyait marcher vers un avenir radieux, en tout cas meilleur. Et on déchante. On n’y croit plus. Or, la civilisation n’est pas donnée. Elle est le fruit d’un ordre, de la transmission, des lignées qui polissent un tant soit peu les personnes, les mœurs, les sociétés. Elle résulte, en fin de compte, de l’héritage et de la durée. Si ces réalités et ces principes sont niés, contre-battus comme ils le sont depuis, au moins, la seconde moitié du XVIIIe siècle et aujourd’hui de façon à proprement parler effrénée, qui pourrait s’étonner que la civilisation commence par s’éroder lentement, et finisse par une chute rapide vers son anéantissement ? Ou, à tout le moins, son altération profonde. C’est bien, semble-t-il, le point où nous en sommes. Et, si l’on voulait en sortir, et on le voudra tôt ou tard car l’Histoire est faite aussi de retours, il faudra bien, même si cela agace, remonter aux causes, aux origines, que nous avons tenté de signaler, du mal dont nous souffrons et dont nous sommes de plus en plus nombreux à être conscients.
CHRONIQUE – Les cours d’empathie apparaissent comme une forme d’éducation civique adaptée à une société déverticalisée, préférant les sentiments mous et les couleurs pastel à la discipline traditionnelle.
Les cas toujours plus nombreux de harcèlement scolaire, qui peuvent pousser les victimes au suicide, ont d’abord sidéré l’opinion, et même le pouvoir politique. Avant de se demander que faire devant la violence des enfants, il faut accepter l’idée, contre-intuitive de notre temps, que les enfants peuvent être violents et, plus encore, habités par le démon de la domination. L’anthropologie des modernes ne peut à la rigueur concevoir un enfant violent qu’à la manière d’un enfant victime, retournant contre son prochain la persécution dont il a d’abord été la cible.
L’idée qu’il faille sévir contre lui heurte la sensibilité de ceux qui se veulent humanistes. Ne serait-il pas possible de leur apprendre le bien, la douceur, la compréhension de l’autre, pour les rendre étrangers au désir de participer à la meute lyncheuse ? Car très souvent le harcèlement scolaire relève du mimétisme agressif. À défaut de réformer les jeunes individus jouissant de la persécution qu’ils infligent à autrui, ne serait-il pas possible d’en détourner le grand nombre, de le pousser à ne pas les suivre ? N’est-il pas possible d’immuniser le grand nombre contre le pouvoir attractif, relevant presque de l’hypnose, des tyrans, qui veulent le transformer en hyènes ?
Tous reconnaissent, avec raison, à Gabriel Attal le désir d’agir, comme on l’a vu avec quelques scènes spectaculaires, lorsque des agents des forces de l’ordre sont intervenus en classe pour en retirer les harceleurs. Il s’agissait d’envoyer un signal fort : certains comportements ne seront tout simplement plus tolérés, et les grands moyens seront utilisés pour le faire savoir. Mais on ne saurait sérieusement tolérer autrement que de manière exceptionnelle la présence de policiers en classe.
C’est à cette lumière qu’on comprendra la proposition du ministre de mettre en place des cours d’empathie à l’école. Le terme est à la mode et relève désormais du vocabulaire ordinaire. L’homme ordinaire, quand vient le temps de vanter ses qualités personnelles, aime se dire empathique, et même très empathique. Ce terme est généralement compris comme un appel à cultiver la bienveillance et le respect d’autrui. On pourrait y voir une forme d’éducation civique adaptée à une société déverticalisée, préférant les sentiments mous et les couleurs pastels à la discipline traditionnelle, qui poussait justement l’être humain à se construire en refoulant sa mauvaise part, ou en la métabolisant symboliquement.
Les grands textes élèvent l’âme
Et pourtant, le terme agacera : il réfère à une société molle, qui croit neutraliser l’agresseur en lui apprenant les charmes inattendus de la douceur. Il n’est certes pas insensé de croire à l’éducation du cœur. Telle fut traditionnellement la mission des parents, mais aussi, à l’école, de la lecture. Non parce qu’il s’agirait de mettre devant les élèves une littérature édifiante, célébrant les gentils et punissant les méchants.
Qui enseignerait ainsi la lecture en dégoûtera la jeunesse. Mais les grands textes élèvent l’âme, c’est une évidence oubliée. Ils sortent l’homme de lui-même, libèrent son imagination. L’homme sans vocabulaire et sans mots n’aura finalement que ses poings pour s’exprimer. On ajoutera aujourd’hui que la lecture en elle-même a la vertu de délivrer ceux qui s’y adonnent de l’empire de l’écran, qui représente la grande aliénation de notre temps, d’autant qu’il fragmente l’attention et pousse ceux qui s’y soumettent à un mélange de catatonie et d’hyperactivité, d’hypnose abrutissante et de dispersion poussant à l’agressivité. La lecture n’éduque pas à la gentillesse, mais structure l’esprit de telle manière qu’elle fabrique une humanité plus civilisée.
Ce n’est pas sans raison que le débat public s’est laissé emporter récemment par une querelle sur la décivilisation. Car ce sont les processus civilisateurs qu’il faut remettre en marche, non pas pour purger l’homme du mal qu’il porte en lui, mais pour l’endiguer, le neutraliser, ou le détourner par un chemin inattendu vers le bien. Et ces processus sont normalement indissociables de l’autorité, dont l’effondrement souvent noté est indissociable de l’effondrement de la figure paternelle. Il n’est pas donné à l’État de la reconstruire, mais d’en assurer la part qui peut lui revenir.
Les harceleurs, à l’école, ont moins besoin d’apprendre l’empathie que de découvrir les conséquences de leurs gestes. Ils ont besoin de rencontrer une autorité qui les dépassera, qui les cassera, s’il le faut, et qui les inspirera, souvent, dans la mesure où cette dernière peut transformer un petit voyou en chef, s’il est pris à temps dans l’existence. Le service militaire permettait cela autrefois, les pensionnats et autres écoles de réforme aussi. On ne recréera pas par décret le monde d’hier, mais il faudra reconstruire la fonction que servaient ses institutions. Pour l’instant, hélas, on peine même à l’imaginer. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois(éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] – le Le Nouveau Régime(Boréal, 2017) – Et La Révolution racialiste et autres virus idéologiques, Presses de la Cité, avril 2021, 240 p., 20 €.
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