Par Jean-Paul Guitton
Il y aurait beaucoup trop à dire sur Jean Guitton pour que nous en traitions ici. Cet entretien – découvert grâce à l’excellente page Facebook d’Yves Floucat qui est aussi lecteur assidu de JSF – intéressera ceux qui connaissent déjà Guitton et en donnera une première idée aux autres. Pour le reste, Jean Guitton a publié une œuvre immense tant philosophique que de souvenirs et de mémoires – du plus haut intérêt, couvrant tout le XXe siècle, à peu près le temps de sa longue existence, au contact des événements et des personnalités diverses les plus marquantes de cette époque de notre Histoire. Histoire politique, religieuse et philosophique française et européenne. Bonne lecture !
Entretien avec Jean-Paul Guitton au sujet de son livre, « Ma prière, c’est la pensée » Circonstances pour un portrait familial de Jean Guitton, éditions Saint-Léger. 426 pages, 24€
Maximilien Friche : Cher monsieur, à travers votre livre, nous (re) découvrons Jean Guitton dans toutes les facettes de sa carrière d’intellectuel et d’artiste, nous traversons également l’histoire du XXème siècle, et nous refermons le livre avec le sentiment d’avoir fréquenté l’esprit français, dans sa grandeur et surtout son panache. Pourrions-nous résumer la figure de l’académicien comme un intellectuel de robe et d’épée, cumulant ainsi toutes les formes d’aristocraties ?
JPG : Certains, par exemple Florence Delay qui lui a succédé à l’Académie française, considéraient Jean Guitton comme un personnage vaniteux, parlant de tout à tort et à travers… Vaniteux, certes, il l’était, mais si l’on veut voir le bon côté du personnage, alors oui, on peut parler de son panache. Et il faisait partie des meilleurs, c’est bien le sens du mot aristocratie. Si vous voulez parler de noblesse, il ne faisait stricto sensu parti ni de la noblesse de robe (la magistrature), ni de la noblesse d’épée (l’armée). Il relevait plutôt de la noblesse d’esprit. Il n’était pas tant un intellectuel au sens où on l’entend avec Raymond Aron comme un spectateur engagé. Il était plutôt un honnête homme au sens le plus classique du terme, un homme cultivé et curieux de tout, un homme de réflexion et de pensée, un philosophe c’est-à-dire un ami de la sagesse, s’inscrivant dans la tradition française. On peut penser au livre de Michel Toda Parcours français : de Corneille à Jean Guitton (La Nef, 2007). Et vous avez raison lorsque vous parlez de l’esprit français, dans sa grandeur. Il n’est pas exagéré de penser qu’il en a été un représentant majeur du XXe siècle.
MF : Vous employer le néologisme Guitonnéiser pour dire christianiser. Est-ce là la marque de fabrique de votre oncle : christianiser la pensée et l’écriture ? Il se qualifie lui-même de « penseur libre ». Sa volonté fut elle de réconcilier la liberté de pensée et la foi ?
JPG : Vous me donnez l’occasion de préciser les choses, car j’aurais pu employer ce néologisme à plus d’un titre, j’y reviendrai. J’emploie le terme guittoniser deux fois dans le même chapitre (une fois avec un n et une fois avec deux n !) c’est dans le premier chapitre, celui sur la Creuse et les deux fois, associé au terme christianiser. Il ne s’agit pas du tout de deux synonymes. Mon propos est de souligner que le souhait profond de Jean Guitton était de contribuer à la renaissance chrétienne de la Creuse, par lui-même ou par des actions ou des œuvres qu’il pourrait susciter (comme le séjour de quelques moines bénédictins pouvant préfigurer un hypothétique « mini-monastère » dont il a souvent parlé), mais que son désir caché était d’y imprimer sa propre marque. C’est à ce titre que j’évoque l’éphémère prix Jean Guitton, l’inauguration de sa chapelle, etc., et que j’exprime le regret que la Creuse institutionnelle ne lui ait fait aucune place. C’est cela que je voulais dire en parlant de guittoniser la Creuse.
Le verbe guittoniser – je crois qu’il a été employé en premier par Henri Hude – peut avoir d’autres significations comme l’art de plaider une chose et son contraire, ou, dit autrement, d’introduire le doute dans ses raisonnements. Dans son mode de conception et de rédaction de livres, guittoniser c’est aussi le fait de recourir fréquemment à des parallèles ou des rapprochements, comme, par exemple, Pascal et Leibniz, Newman et Renan, Bergson et Teillhard,
Quant à son souci de concilier foi et raison, fides et ratio, cela a en effet été le ressort de toute son œuvre. Mais pour bien marquer sa liberté, il se voulait penseur avant d’être chrétien, et considérait la qualification de penseur chrétien comme une injure !
MF : Du portrait que vous faites, se détache au-delà des dorures et des gloires, l’image d’un homme seul ou solitaire, sur sa terre d’élection, la Creuse, son centre du monde où il voulut s’enraciner. Vous parlez à moment d’un « regard absent tourné vers le dedans… » Quel rôle joue ce retranchement dans sa carrière et surtout dans ses écrits ?
JPG : Là encore, vous me prêtez des phrases qui ne sont pas de moi. J’ai en général cité les auteurs. Le « regard absent tourné vers le dedans » est tiré de la description que fait Xavier de Christen du premier cours du professeur de philosophie en khâgne au lycée du Parc en 1935. Peut-on, comme vous voudriez le faire en déduire une attitude générale de vie, où vous incluez la Creuse, sa carrière et ses écrits… Personnellement je n’irai pas jusque-là, mais Jean Guitton pouvait donner l’image d’un homme seul, je dirais même qu’il recherchait par moment la solitude. Il appréciait le contact avec des étudiants, des auditeurs ou des spectateurs (il aimait bien se donner en spectacle, n’a-t-on pas souligné ses qualités de comédien ?). Cependant il avait besoin de calme et de solitude pour penser. Ainsi renvoyait-il parfois sans ménagement certains visiteurs et la plupart du temps ses correspondants au téléphone. Les séjours dans la Creuse profonde lui convenaient à cet égard tout-à-fait, et à Paris il ne passait que trois jours dans son appartement, et le reste de la semaine dans un lieu quasi secret, où il pouvait travailler au calme.
MF : Le parcours de Jean Guitton peut être lu à la fois comme quelque chose de tout tracé, dévoilant une sorte de prédestination à l’académie, ou bien au contraire comme un parcours d’obstacle où ses principaux handicaps auraient été d’avoir été trop de droite ou trop catholique. A votre avis son talent et son travail ne pouvaient que venir à bout des embuches ? L’excellence est-elle la « malédiction » des Guitton ?
JPG : Lorsque j’ai préparé le chapitre que j’ai intitulé La fièvre verte, j’ai en effet acquis la conviction que Jean Guitton avait dès son enfance senti un attrait certain pour l’Académie française, où il a été élu assez facilement après une campagne persévérante d’une dizaine d’années. C’est plutôt sa carrière universitaire et notamment son élection à la Sorbonne qui a relevé d’une sorte de miracle. Être professeur à la Sorbonne a toujours été une meilleure garantie de notoriété et de succès, bien qu’il y ait eu de notables exceptions, par exemple en philosophie avec Maurice Blondel qui n’a pas quitté Aix, ou Jacques Chevalier qui est resté professeur à Grenoble.
Dans les années d’après-guerre, ce n’était pas tant le clivage gauche-droite qui prévalait, mais la distinction entre gaullistes et pétainistes. D’autre part la section de philosophie à la Sorbonne était un repaire de marxistes. Son élection, que je raconte, n’a tenu qu’à une voix, à la majorité relative au 3è tour. Cela a été « miraculeux ».
Les qualificatifs de trop catholique et trop de droite s’appliquent strictement à la Creuse qui a presque toujours été majoritairement radicale-socialiste et anticléricale (voire franc-maçonne). Mais il n’est pas douteux qu’on voulait l’empêcher de parler librement en Sorbonne. Et il disait joliment : « avec les pierres qu’on m’a jetées j’ai construit cette chapelle. ! »
Quant à votre dernière formule L’excellence est-elle la « malédiction » des Guitton ? Je ne la comprends pas très bien. Dans son cas, on peut en effet considérer que son succès a été le fruit de son travail, de son talent et de sa facilité.
MF : Jean Guitton n’était pas seulement intellectuel ou écrivain, il était aussi peintre. Ces tableaux révèlent une vraie âme d’artiste que les faits de carrière masquent un peu. Personnellement, vous dites avoir été très marqué par ces tableaux. Disent-ils davantage de votre oncle, disent-ils quelque chose de plus intime que l’écrit ?
JPG : Ma réponse sera nuancée. Je ne crois pas avoir écrit que j’avais été très marqué par ses tableaux. Je rapporte un certain nombre de commentaires élogieux sur son art de peintre et de coloriste. Je reconnais qu’il avait un grand talent, de la facilité. Mais son style a évolué au long de sa longue vie. Dans sa jeunesse il peignait des aquarelles classiques de bonne venue, puis il s’est mis à l’huile et s’est progressivement libéré d’un style conventionnel. Un neveu disait : après avoir pratiqué un art très léché, il s’est progressivement lâché, en donnant libre cours à son imagination et à son inspiration.
Je suis mauvais juge pour comparer les tableaux et les écrits. Mais il faut se référer à ce que disait Jean Guitton lui-même sur l’écriture et la peinture ; il s’en est expliqué à plusieurs reprises. Avec le langage de la peinture il se sentait plus libre qu’avec les mots. En ce sens, la réponse à votre question est sans doute positive. Édith Desternes, qui le connaissait bien, a même des expressions enthousiastes, je la cite : « Entre la maîtrise de soi dans l’écriture et le jaillissement fou dans la peinture, complexité et contradiction de l’être, ce sont les aveux d’un coeur mis à nu, un cri, les élans, les déchirements, les extases, les ravissements d’un songe éclairé par un soleil mystique. […] Donnant libre cours à son imagination poétique visionnaire à la manière de Rembrandt ou d’Odilon Redon, il réinvente un monde où s’allument des orages. »
MF : Le rôle des archives est très important. Vous avez retrouvé beaucoup de brouillons, de lettres, de manuscrits non publiés. Votre rapport à votre oncle est aussi un rapport à la mémoire, à l’histoire petite et grande. Votre oncle a cette très belle formule au sujet de ses tiroirs remplis de brouillons : « En nous balbutie le Verbe ». Vous sentez vous dépositaire de cette mémoire ? Sentez-vous le poids de devoir transmettre l’œuvre de votre oncle à votre famille, à la France ?
JPG : En écrivant ce livre, j’ai en effet pensé à la transmission. Il me semblait important que les générations montantes sachent mieux qui il était que ne peuvent le dire les caricatures des Guignols de l’info ou les raccourcis trompeurs de certains journalistes. Je pensais au départ aux petits-neveux et arrière-petits-neveux, mais cela peut s’appliquer à toute la jeunesse française (l’Université Catholique de l’Ouest me demande un exposé devant des étudiants et j’irai dans le même état d’esprit).
Je ne suis pas l’héritier de mon oncle. Les documents que j’ai trouvés dans la maison de Creuse qu’il m’a donnée ont bien entendu vocation à rejoindre le fonds d’archives qui existera un jour, je pense, pour ses archives principales.
MF : J’aimerais terminé sur la grande histoire. La vie de jean Guitton nous fait revivre l’avant-guerre, la guerre et le stupide temps de l’épuration, le concile Vatican II, l’affaire Lefèvre, etc. Manifestement, Jean Guitton se sentait investi d’une mission publique, politique. Pensez-vous qu’il aurait souhaité œuvrer davantage dans le domaine politique, se faire élire, être ministre ? Quel est son rapport à la France ?
JPG : Non, pas du tout. Jean Guitton n’avait pas la vocation d’un homme d’action, et encore moins je pense d’un homme politique. De même qu’il n’avait nullement les qualités d’un militaire, mais que la chose militaire l’intéressait au plus haut point (cf. La pensée et la guerre), il n’était pas fait pour la politique, mais la chose publique retenait son intérêt. Il l’a d’ailleurs manifesté en 1940-41 quand il a écrit Les fondements de la communauté française, dans le contexte que l’on sait, et auquel les circonstances n’ont pas permis d’avoir le rayonnement qu’il méritait sans doute, car c’est un petit traité de philosophie politique tout-à-fait pertinent. ■
Propos recueillis par Maximilien Friche (Mauvaise nouvelle, 1er octobre).