Commentaire – Cette chronique est parue dans le Figaro du 19 octobre. De son précédent papier sur Gustave Thibon (et Simone Weil), nous avions dit avec quelque méchanceté : « C’est un article de journal ». On peut en dire autant de ce dernier même si Eugénie Bastié fait de son mieux pour comprendre et évoquer ce philosophe finalement irréductible aux catégories où on aimerait à le classer. Un article, écrit par une jeune journaliste, jeune intellectuelle, jeune auteur catholique conservatrice d’aujourd’hui. Dans le langage et avec les sujets sous-jacents de préoccupation ou d’inquiétude plus que légitimes de sa génération. Pour ceux, dont nous, ici, qui ont connu d’assez près Gustave Thibon durant deux ou trois décennies, sa parole, sa pensée, sa spiritualité, sa mystique, sa passion pour la poésie tout autant sinon davantage que pour la philosophie, et la source où puisaient ses idées en matière de politique, qui n’était pas de son domaine propre, enfin son amitié inaltérable pour Maurras, tout cela n’est sans doute pas aisé à restituer. Saluons donc la publication d’Eugénie Bastié à qui nous conseillerons de lire Danielle Masson sur et avec Gustave Thibon, ainsi que le texte du débat de 1982 entre Gustave Thibon et Alain de Benoist récemment édité par les soins de l’Union Royaliste Provençale qui en fut l’organisatrice (éd. B2M).
CHRONIQUE – Dans un recueil de textes inédits, le philosophe Gustave Thibon développe une pensée originale, rejetant à la fois l’individualisme et l’étatisme. Actuel et profond.
Contre les abstractions progressistes et la mythologie du Progrès qui tient les traditions comme des vestiges obsolètes plutôt que comme des solutions ayant traversé le temps, (Gustave Thibon) prône un réalisme fondé sur une conception tragique de la nature humaine.
C’est une race étrange de penseurs. Une espèce menacée dans un pays qui ne jure que par le Progrès et l’Égalité. Celle des anarcho-conservateurs, qui en tiennent pour l’ordre et pour la liberté. Ou plus exactement qui souhaitent «ce minimum d’ordre qui assure un maximum de liberté», selon la formule de Gustave Thibon. À l’heure où l’on envisage de mettre des portiques à l’entrée des écoles, parce qu’on est incapable de contrôler nos frontières, où l’on renonce à nos libertés parce que le désordre a été institué en règle du monde, on comprend la profondeur de cette formule.
La publication de textes inédits sous le titre Propos d’avant-hier pour après-demain (Mame éditions), qui rassemble des notes éparses de conférences permet de se plonger dans la pensée du philosophe paysan ardéchois. Qui est Gustave Thibon ? «Manant, fils de manant, gallo-romain et gentilhomme» : la définition du Méridional par Mistral lui allait comme un gant. Fils de paysans, Gustave Thibon est un autodidacte. Disciple de Jacques Maritain et de Gabriel Marcel, lecteur de saint Thomas d’Aquin et de Nietzsche, admiré par Charles Maurras et ami de Simone Weil, Thibon échappe aux classifications habituelles de l’histoire de la pensée.
Une philosophie du « bon sens »
Pour son accent du Midi et son goût du bon mot, les pédants le reléguèrent dans la catégorie des moralistes folkloriques. Pour son traditionalisme, on lui collera l’étiquette infamante de «théoricien de Vichy», alors qu’il ne reçut aucun honneur du régime de Pétain, dont il se tint à distance. Sa philosophie du «bon sens» était trop sensée pour les adeptes de la déconstruction et trop simple pour les jargonneurs conceptuels qui peuplent l’université.
La pensée de Thibon est un conservatisme, car elle est tout entière pensée de la médiation et de l’incarnation. Contre les abstractions progressistes et la mythologie du Progrès qui tient les traditions comme des vestiges obsolètes plutôt que comme des solutions ayant traversé le temps, il prône un réalisme fondé sur une conception tragique de la nature humaine. Il existe une dépendance du supérieur à l’égard de l’inférieur : la pensée a besoin du corps, l’homme de la terre, l’idée de l’incarnation. «La rose a besoin du fumier, mais le fumier n’a pas besoin de la rose.»
C’est pourquoi nous autres humains avons besoin d’être liés par autre chose que des principes. Dans ces textes, Thibon creuse la question des metaxu, que Simone Weil définissait ainsi : «ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible». Ces corps intermédiaires entre le ciel et la terre, ces attachements humains, dont nous avons besoin pour vivre, car nous sommes des animaux politiques. «C’est par le particulier que l’homme accède à l’universel».
La patrie d’abord. «Terre des pères, non choisie, communauté politique à laquelle on appartient» qui repose sur «une identité millénaire de tempérament, de racines, de goûts, de mœurs». Gustave Thibon est un organiciste, dans le sens où il conçoit la société comme un organisme vivant plutôt que comme une juxtaposition d’individus reliés par un contrat social. Mais il met aussi en garde contre l’idolâtrie de la nation que dénonçait Simone Weil qui génère «exclusivisme, xénophobie, agressivité».
« Le collectivisme conduit à l’individualisme le plus effréné : à mesure que les obligations envers l’État se multiplient, les citoyens se sentent dispensés de leurs devoirs les uns à l’égard des autres »
Kropotkine
Il faut distinguer entre la Cité «milieu porteur de mœurs, de traditions de rites», et le groupe social, la foule, porteuse d’instincts tribaux, ce que Platon appelait le «Gros animal». En bon lecteur de Nietzsche, Thibon est méfiant envers l’État, «le plus froid des monstres froids». L’étatisme et l’individualisme se nourrissent mutuellement, la France paye pour le savoir. Il cite le théoricien du communisme libertaire Pierre Kropotkine : «Le collectivisme conduit à l’individualisme le plus effréné : à mesure que les obligations envers l’État se multiplient, les citoyens se sentent dispensés de leurs devoirs les uns à l’égard des autres.» C’est pourquoi il faut, selon Thibon, réinvestir et protéger ces institutions intermédiaires entre l’État et l’individu.
L’église et la famille
Parmi elles, bien sûr, la famille, forme élémentaire de la société, cellule sociale de base qui permet l’intimité, la communion, la continuité, la stabilité. «La famille, c’est le donné, le gratuit par excellence, et c’est le poids de la nécessité qui nous lie, la barrière opposée à l’arbitraire et au caprice : on ne choisit pas ses parents et ses enfants. C’est l’imprévu et l’irréductible», écrit Thibon. Le familialisme de Thibon est tout l’opposé de l’existentialisme qui était en vogue dans l’intelligentsia à l’époque où il écrivait ces lignes dans les années 1960. Parmi ces corps intermédiaires, il y a les syndicats, les corporations, mais aussi l’enracinement local. Thibon est profondément attaché à son Ardèche natale, et décrit avec tendresse cette «âme du Midi», faite de douceur et de réticence à l’autorité. Cet ancrage dans une petite patrie n’empêche pas l’élargissement vers l’universel : «Notre civilisation est méditerranéenne. La Judée, la Grèce et Rome l’ont pétrie.»
Peut-il exister un christianisme sans chrétienté, sans transmission par les hommes de la Révélation divine, c’est-à-dire sans un ensemble de structures, de règles et de pratiques émanée de l’environnement social ?
Gustave Thibon
L’Église aussi est l’une de ces médiations dont l’homme a besoin dans son accès à l’absolu. Thibon livre des pages profondes sur le rapport existant entre christianisme et chrétienté. Le christianisme est le message universel, absolu, et intemporel du Christ, la chrétienté est son incarnation située et temporelle dans des nations. Aujourd’hui (et il parle alors dans les années 1960 !), «la sève du christianisme n’irrigue plus la vie quotidienne» : la chrétienté n’existe plus en Occident. Certes, elle avait ses défauts : impossible de nier ses zones d’ombre. «Mais posons la question, écrit Thibon : peut-il exister un christianisme sans chrétienté, sans transmission par les hommes de la Révélation divine, c’est-à-dire sans un ensemble de structures, de règles et de pratiques émanée de l’environnement social ?» Un débat plus que jamais d’actualité.
Thibon met en garde contre la « paralysie pétrifiante de certains conservateurs » qu’il renvoie dos à dos à la « paralysie gigotante des révolutionnaires ». Un certain conservatisme, qui absolutise la tradition, la terre ou la patrie, conduit à la sclérose. C’est pourquoi il faut garder l’absolu hors de ce monde, telle une vérité inconnaissable et pourtant certaine qui nous tire vers le haut et trace un périmètre pour nos excès. Il prévenait : « Nous sommes au carrefour du nihilisme et du fanatisme – deux poisons – et un seul contrepoison : l’ouverture au mystère. » ■