Par Pierre Builly.
Maigret tend un piège de Jean Delannoy (1958).
Ça n’sert à rien, de chercher à comprendre…
J’aimerais faire tourner Jean Gabin : il habillerait bien certains de mes personnages, disait déjà Georges Simenon en 1937. Et, de fait, la rencontre de ces deux monuments a forgé un bloc bien solide de très bon cinéma français. Adaptations souvent très infidèles au texte, mais la plupart du temps très conformes à l’esprit de romans naturalistes depuis La Marie du port jusqu’au Chat, en passant par La vérité sur Bébé Donge, Le sang à la tête, En cas de malheur.
Et les trois Maigret, dont il ne faut retenir que les deux premiers, ceux tournés par Jean Delannoy, le troisième, Maigret voit rouge, réalisé par Gilles Grangier, ne méritant qu’un voile pudique.
En comptant ses avatars télévisés, ceux de Rupert Davies, de Jean Richard (profondément méprisé par Simenon) et de Bruno Crémer, le plus célèbre commissaire de la littérature a été interprété par une douzaine d’acteurs avec des succès et des talents divers.
Il paraît que la première incarnation, celle de Pierre Renoir dans La nuit du carrefour de Jean Renoir est excellente, la deuxième, celle d’Abel Tarride, dans Le chien jaune de Jean Tarride, épouvantable, la troisième, celle d’Harry Baur, dans La tête d’un homme de Julien Duvivier, hors sujet. N’en ayant vu aucune, je m’abstiens prudemment.
En revanche je peux dire tout le mal que je pense du jeu d’Albert Préjean, qui vocifère et gesticule dans trois films : Picpus et Les caves du Majestic de Richard Pottier, Cécile est morte de Maurice Tourneur. Me demander, aussi, de ce qu’ont bien pu donner Charles Laughton (L’homme de la tour Eiffel de Burgess Meredith), Michel Simon (Brelan d’as d’Henri Verneuil) ou, plus tard, Gino Cervi (Maigret à Pigalle de Mario Landi). Pourquoi pas ?
Puis Gabin, évidemment. Mais on pourrait dire aussi Gabin et Audiard tant le dialoguiste s’en donne à cœur joie et renforce par ses mots l’autorité naturelle de l’acteur.
J’ai déjà dû dire des tas de fois, à chaque occasion donnée de commenter une adaptation de Simenon, que le génie du romancier n’était pas dans l’intrigue, dont il se moque souvent un peu, que dans la création et – si je puis dire – l’imposition au lecteur d’une atmosphère. Eh bien, même si le Marais s’est transformé vertigineusement depuis 1958 (qui oserait imaginer qu’un boucher (Jean-Louis Le Goff) tienne boutique Place des Vosges et qu’un autre (Alfred Adam) soit installé à un jet de pierre, 22, rue de Turenne ?), même si les vieilles pierres crasseuses ont été briquées, ravalées, lessivées, il y a, dans Maigret tend un piège une extraordinaire reconstitution du climat caniculaire et poisseux du quartier.
Et Jean Delannoy a su très bien faire sentir la touffeur de ce début du mois d’août, où les petites gens sortent des chaises au soir venu pour prendre le frais. Remarquable aussi la séquence où Gabin, se promenant, la pipe aux dents et l’œil attentif, découvre, presque par hasard, une sorte de passage furtif entre les maisons, qui fait communiquer deux rues, sans y paraître ; dans ce passage tortueux, un tôlier, des demi-sel qui mijotent un coup, une vieille oubliée sur un fauteuil, une cardeuse de matelas, des gosses hurlants qui se poursuivent…
L’anecdote est naturellement trop tournée vers la résolution de l’énigme Qui a tué ? ce qui – rabâchons-le – n’est pas le souci premier de Simenon mais qui était sans doute nécessaire pour réaliser un franc succès public. Et puis la distribution est remarquable et le thème musical de Paul Misraki très réussi…
Gabin est lourd, massif, parfait ; Annie Girardot femme passionnée, frustrée, presque faussement adultère par amour, curiosité et frustration est très bien aussi. Et puis la distribution est remarquable. Il n’y a guère que Jean Desailly que je trouve un peu en retrait : impuissant, certes, ce qui explique bien des choses, il est tout de même un peu trop mièvre pour susciter l’amour exceptionnel que lui voue sa femme.
Naturellement, pour les nostalgiques des troisièmes et quatrièmes rôles, c’est un festival : Olivier Hussenot, André Valmy, Gérard Séty, Jean Tissier, Guy Decomble, Daniel Emilfork… et même Lino Ventura. Et pour les dames, moins nombreuses, la palme à Lucienne Bogaert – visage comme on n’en fait plus – presque aussi fascinante et monstrueuse que dans le sublime Voici le temps des assassins, mais aussi Dominique Davray, Madeleine Barbulée et surtout Paulette Dubost, caissière à la cuisse légère, devenue l’épouse de Barberot (Alfred Adam) le boucher (Ces femmes-là, elles trouvent toujours preneur : tout le monde visite et il y en a un qui finit par acheter).
C’est la morale de l’histoire… ■
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Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.