COMMENTAIRE – Christophe Boutin a opportunément signalé l’intérêt de cet entretien paru dans Le Figaro hier 15 novembre : « Riche analyse de la manière dont on a transformé l’État, le dépossédant de ses forces vives pour ne conserver que ce qui l’alourdissait. » Le sujet ne consiste pas à dire ici qu’il faut une tête à un État, une tête digne et pérenne, indépendante et consubstantielle à la nation. C’est le souci de fond que nous mettons en lumière en permanence. Il n’est pas, pour l’heure, à l’ordre du jour de la doxa dominante ni partagé avec une majorité de Français. . Il pourrait le devenir en raison même de la gravité des circonstances que nous voyons se détériorer sans véritables perspectives d’amélioration. Ce souci relatif au sommet de l’État pourrait fort bien devenir une urgence. Restaurer une autorité forte qui pourrait déboucher sur une solution dynastique surplombant les Institutions, c’est aujourd’hui une hypothèse sans vraisemblance. Ce pourrait bien n’être pas toujours le cas !
Entretien par Guillaume Daudé.
Les cabinets de conseil ont achevé leur mission au moment de l’annonce, à la différence des experts en interne qui se soucient aussi de l’exécution. Ces effets d’annonce accélèrent la conversion de la politique en pur coup de communication
ENTRETIEN – Dans son dernier livre, La destruction de l’État, le normalien Maroun Eddé analyse les raisons de l’effondrement de la puissance publique en France depuis les années 1990 et propose des pistes pour enrayer ce déclin.
LE FIGARO. – Vous décrivez le recul de l’État depuis les années 1990, au nom de «l’État stratège» et du «désengagement de l’État». Est-ce une orientation politique ou le résultat d’un échec collectif ?
Maroun EDDÉ. – Ce phénomène était en grande partie voulu. Il correspond à l’application en France du tournant reagano-thatchérien, commencé dans les années 1980 aux États-Unis et en Grande Bretagne, qui soutenait, comme le disait Reagan, que «l’État n’est pas la solution au problème mais le problème» et que «le gouvernement qui gouverne le mieux est celui qui gouverne le moins». Ainsi, lors de la vente d’Alcatel à Nokia en 2015, Emmanuel Macron alors ministre de l’Économie appelait à sortir d’une vision «romantique» qui défendait le blocage de la fusion an nom de la défense des entreprises de France. L’État ne devait plus avoir de rôle à jouer dans la politique énergétique et industrielle ; tout ce qui pouvait être privatisé devait l’être, y compris dans les services publics.
Il est plus surprenant que, 30 ans plus tard, cette voie soit encore poursuivie alors même que son bilan est assez critique. C’est un cercle vicieux : comme le dysfonctionnement de l’État s’aggrave et qu’il est interprété comme un excès d’État, alors qu’à l’inverse il y en a trop peu, on continue à court-circuiter ses hauts fonctionnaires avec l’idée que c’est l’administration qui serait responsable de ses propres échecs. Le discours d’Emmanuel Macron au corps diplomatique en 2019 en est un bon exemple, lorsqu’il met sur le compte de celui-ci les échecs de sa politique étrangère, dénonçant l’État profond au Quai d’Orsay, avant de supprimer purement et simplement le corps diplomatique en 2022. Plus on a retiré l’État, plus il a dysfonctionné, et plus on a continué à le démanteler, en confondant la maladie et le remède.
Vous faites le constat d’un état d’épuisement des services publics – écoles, hôpitaux, tribunaux, etc., alors que les dépenses publiques ne cessent d’augmenter. Comment expliquer ce paradoxe ?
L’une des principales explications est l’inflation d’une bureaucratie intermédiaire et la prise de pouvoirs de managers génériques venant remplacer les différents experts. Les agences intermédiaires se sont multipliées, selon une décentralisation en partie voulue qui a conduit à des dédoublements administratifs, notamment dans la santé et l’enseignement. La suppression de 200.000 fonctionnaires annoncée en 2007 par Nicolas Sarkozy a en fait consisté à faire passer les fonctionnaires de l’État central aux collectivités territoriales, pesant tout autant sur la fiscalité des ménages et des entreprises. On a feint de réduire les dépenses publiques qui ont pourtant augmenté à cause des inefficacités croissantes d’une décentralisation ratée et de la multiplication des intermédiaires publics comme privés, payés de plus en plus cher pour des services souvent moins bons que lorsqu’ils étaient réalisés en interne.
Vous analysez le modèle de la «start-up nation» souhaité par Emmanuel Macron. Pourquoi est-il une illusion selon vous ? Quelles en sont les conséquences, notamment sur le tissu productif français ?
Le modèle de la «start-up nation» se fonde sur une vision fantasmée du modèle américain et non sur une analyse des clés véritables du succès des États-Unis. La Silicon Valley est bien loin de l’image fantasmée de l’étudiant de génie en t-shirt dans son garage qui trouverait seul une idée novatrice – le «mythe Zuckerberg». Depuis ses débuts dans les années 1950, l’État et l’armée américaine ont bâti, grâce à des investissements publics dans la recherche et les universités, un véritable écosystème qui a permis aux innovations d’émerger. Celles-ci sont encore très largement soutenues par l’État : Elon Musk lui-même bénéficie de plusieurs milliards de dollars de subventions publiques chaque année, aussi bien pour Tesla par l’État fédéral de Californie, que pour Space X par la Nasa. Les «start-up» ne sont pas venues se substituer à la politique industrielle de l’État mais elles en sont une émanation.
En France, le modèle de la «start-up» a été annoncé après 30 ans de désindustrialisation, comme si on allait pouvoir rattraper ces décennies par leur vitesse de croissance. Celle-ci est en fait illusoire car elle correspond à leur valorisation, basée sur leur rentabilité à venir, et non à leur activité de production et à la création d’emplois. On s’est ainsi concentré sur la valorisation, notamment des fameuses «licornes» (start-up évaluée à plus d’un milliard de dollars, NDLR), au détriment du développement d’un véritable tissu productif. La France aurait dû s’inspirer de ce qu’ont réellement fait les États-Unis plutôt que de leur story telling et de l’image qu’ils donnent de leur propre modèle.
Fin du modèle méritocratique, déconnexion des élites, fuite des cerveaux dans le privé… L’Etat a-t-il échoué à former ses propres serviteurs ? La réforme de l’INSP (ex-ENA) va-t-elle dans le bon sens ?
L’État forme encore ses élites mais ne sait plus les attirer ou les retenir. De grands ingénieurs sortent de l’école Polytechnique, mais ils vont principalement dans le privé (70%), dans le conseil, la finance ou la data, et 25% d’entre eux vont directement à l’étranger. En France, il manque 70.000 ingénieurs dans l’informatique ; il y a 70.000 ingénieurs français dans la Silicon Valley. Cette fuite des cerveaux du public a été orchestrée en grande partie par l’État lui-même : à un étudiant de Polytechnique qui veut intégrer le corps des ponts, son école lui répond qu’il vaut mieux aller travailler dans la finance. L’absence d’un corps d’informaticiens se fait aussi durement sentir – le corps des télécoms a été supprimé à l’aube de la révolution d’internet. L’État a tendance à valoriser davantage les parcours réalisés à l’extérieur de lui-même plutôt que ceux qu’il feint de promouvoir en son sein, et à court-circuiter ses propres hauts fonctionnaires par des prestataires extérieurs quand bien même les compétences existent en interne.
La réforme de l’INSP va dans le mauvais sens car cette école ne donne plus accès au sommet de l’État, et ouvre par conséquent une porte plus grande aux cabinets de Conseil. À partir de 2025, il n’y aura plus aucune place prévue à l’Inspection générale des finances et à la Cour des comptes pour ceux qui sortiront de cette école. Ceux-ci se retrouveront bloqués dans les rouages de l’administration intermédiaire, au profit de personnes sorties d’HEC, ayant travaillé quelques années chez McKinsey, moins expérimentées pour servir l’État. L’INSP, c’est l’ENA en moins bien, avec davantage de népotisme et quelques cabinets de conseil.
En 2021, les Français apprenaient que le cabinet McKinsey avait élaboré la stratégie vaccinale de l’État pendant la crise du Covid. Comment les consultants ont envahi notre administration ? Cette externalisation des politiques publiques est-elle une solution ?
Comme le disent Caroline Michel et Matthieu Aron dans Les Infiltrés – Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État, «les consultants ne sont pas infiltrés au sommet de l’État, ils ont été infiltrés». Pourquoi ? Contrairement aux hauts fonctionnaires qui disposaient d’une certaine autonomie vis-à-vis des dirigeants politiques, les cabinets de conseil sont payés pour dire ce qu’on leur dit de dire : il est beaucoup plus facile d’instrumentaliser leurs rapports. D’autre part, ils ont également pu constituer un point de chute pour les hauts fonctionnaires désireux de se reconvertir dans le privé, phénomène qui s’est accentué à mesure qu’on les a contractualisés. Pris à Bercy pour trois ans, le haut fonctionnaire a intérêt donner des contrats à des cabinets de conseil pour être remarqué et embauché ensuite.
L’externalisation des politiques publiques entretient la perte de compétences et aggrave la dépendance de l’État à des intérêts privés extérieurs. À partir du moment où l’État montre qu’il a recours davantage à des cabinets de conseil qu’à ses propres fonctionnaires, il fait fuir ceux qui voulaient s’engager à son service. Cette externalisation contribue à une baisse des politiques publiques, comme le montrent les nombreux comptes rendus au sein de l’État sur les prestations des cabinets de Conseil. La Direction interministérielle de la transformation publique dit à propos de McKinsey que l’on constate «un manque de culture juridique et plus largement du secteur public». Les missions du privé étant beaucoup plus lucratives, les cabinets de conseil mettent à disposition de l’État les juniors fraîchement diplômés n’ayant aucune expérience du public, qui ont appris à adopter des méthodes d’analyse et d’optimisation des coûts faites pour le secteur privé à des sujets qui mériteraient de prendre en compte d’autres considérations telles la souveraineté ou la justice sociale.
Quelles sont les méthodes de travail de ces cabinets ?
Lorsque le ministère de l’Intérieur appelle Roland Berger pour étudier les systèmes de radio utilisés par la police dans les autres pays, ce cabinet de conseil lui fournit un power point qui compare les informations, mais le système reste encore à faire : le cabinet de conseil a achevé sa mission au moment de l’annonce, à la différence des experts en interne qui se soucient aussi de l’exécution. Ces effets d’annonce accélèrent la conversion de la politique en pur coup de communication, avec ce que j’appelle les quatre cavaliers de la persuasion.
D’abord, la perfection de la forme – «aligner des slides» visuellement impeccables – est cruciale pour donner une apparence de scientificité malgré l’absence de fond. Ensuite, l’utilisation de la novlangue, d’origine anglo-saxonne, permet de clore le débat en donnant l’impression d’une expertise supplémentaire : on ne parle plus de fermeture de lits d’hôpitaux mais de «redimensionnement capacitaire», de coupure des coûts mais de «lean management», etc. La neutralité et la technicité apparentes des chiffres sont un autre moyen d’esquiver la discussion. Enfin, le «benchmarking» («comparaison») consiste à s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, objectif en soit louable, mais l’analyse n’est pas réalisée en profondeur. Par exemple, prenant les chiffres de l’OCDE qui montrait une corrélation entre le fonctionnement du meilleur système éducatif et le non-redoublement, l’Éducation nationale a été conduite à décider la suppression des redoublements, présentée comme une «best practice» pour améliorer le niveau scolaire, alors que la causalité est évidemment inverse.
Comment reconstruire l’État et son administration ?
Il faut déjà cesser de le détruire et changer les pratiques qui demeurent les mêmes. Il faut retrouver une volonté véritable pour sauver le service public et mettre en place une politique énergétique et industrielle cohérente, en sachant dire non aux influences étrangères et aux sirènes des intérêts privés.
Cependant, en France, le système doit davantage être réveillé qu’être reconstruit entièrement. Le phénomène du recul de l’État a touché l’ensemble du monde occidental dans les années 1990, et certains pays beaucoup plus que nous. Le Royaume-Uni s’étant entièrement dépossédé de ses industries, Londres est un centre financier international déconnecté du reste du territoire, désert. L’Allemagne s’est rendu entièrement dépendante du gaz russe. La France a commis des erreurs mais notre industrie et les grands groupes existent encore. Elle n’arrive plus à retenir et recruter les talents mais sait encore les former. Ma génération, qui a subi de plein fouet le retour du tragique dans l’histoire, a conscience du caractère essentiel de l’État, et veut mettre en œuvre ce rattrapage nécessaire pour sauver la viabilité de notre modèle. ■
La destruction de l’État, de Maroun Eddé, Bouquins, 384p., 21 euros. Bouquins.
Maroun Eddé est normalien, spécialiste de philosophie politique. Il vient de publier son deuxième essai aux éditions Bouquins La destruction de l’État.
Il faut toujours garder à l’esprit que tant que la France sera dirigée par des traîtres et des corrompus, il sera illusoire de pouvoir changer quoi que ce soit.
Tout le mal vient de la funeste, absurde, scandaleuse décentralisation qui a donné aux élus des crédits considérables et des pouvoirs de petits féodaux morveux ; et ceci dans des citadelles inexpugnables.
Il fallait évidemment reprendre la politique d’Ancien Régime – qu’on appelait, en science administrative – « déconcentration » ; des pouvoirs considérables et globaux à de super-préfets, sorte d’intendants généraux, révocables à merci. Des grands commis de l’État comme Paul Delouvrier, Maurice Doublet, Émile Biasini et tant d’autres… Ne rien laisser aux roitelets locaux qui vivent du clientélisme et n’ont aucun sens de l’intérêt général.
Le préfet/Le maire ((avec des communes regroupées) voilà le seul dialogue. Et lorsque le Préfet est mauvais, il reçoit le mercredi matin (ou le mardi soir) l’annonce qu’il sera déplacé ou révoqué au Conseil des ministres…