Par Aristide Ankou.
Une réflexion approfondie sur laquelle on peut bien sûr débattre…
La constitutionnalisation du « droit à l’IVG » est en marche et devrait aboutir prochainement, sauf évènement tout à fait inattendu, puisqu’il n’y aura personne pour s’y opposer fermement parmi ceux qui auraient le pouvoir de le faire.
Les seules critiques – oh, bien timides – de cette entrée dans la Constitution du « droit à l’IVG » ont porté sur le fait qu’elle serait « inutile », puisque personne en France ne menace sérieusement l’accès des femmes à l’avortement. Ce qui est incontestablement vrai. Mais c’est précisément parce que cette constitutionnalisation est, en un sens, inutile qu’elle va aboutir. Elle est « inutile » parce que personne ayant un peu de surface politique ne conteste ouvertement l’idée que les femmes auraient un « droit à l’IVG » et, par conséquent, mis au pied du mur, personne, parmi le personnel politique, ne voudra s’opposer à ce que ce « droit » soit inscrit noir sur blanc dans la Constitution.
Les féministes vont crier victoire et ce sera fort compréhensible, mais auront-elles raison de le faire ?
La question dépasse largement celle du « droit à l’IVG » et doit être envisagée dans toute son extension.
Inscrire dans la Constitution un « droit à l’IVG » revient à se servir de la Constitution pour sanctuariser certaines lois en les transformant en « droits constitutionnellement garantis ». Il s’agit, bien sûr, comme l’a déclaré à peu près Emmanuel Macron, de rendre la législation sur l’IVG impossible à abroger ; bref de soustraire l’avortement au débat public.
C’est précisément cette question que je voudrais examiner : est-il pertinent d’espérer rendre une loi, ou plus largement un politique publique, irréversible en l’inscrivant dans la Constitution ?
La question doit être posée sans tenir aucun compte du jugement que l’on peut porter sur ces lois ou ces politiques. Il ne s’agit pas de savoir s’il est bien ou mal que la loi permette aux femmes vivant en France de recourir à l’avortement, il ne s’agit pas de savoir si l’avortement est bien ou mal, pas plus qu’il ne s’agit de savoir si telle loi est un bien ou un mal. Il s’agit de savoir à quoi sert une Constitution et ce que l’on peut raisonnablement attendre d’un tel document. Bref, la question doit être posée, autant que possible, dans le silence des passions politiques, sans loucher sur le résultat qui aurait notre préférence.
Pour le dire un peu plus concrètement, l’idée que je vais défendre est que, même si l’on considère la liberté d’avorter comme une très bonne chose, on devrait parvenir à la conclusion que ce serait une erreur que de l’inscrire dans la Constitution.
Commençons par le commencement : qu’est-ce qu’une Constitution ? Selon la définition communément admise, une Constitution est un document regroupant les règles relatives à la dévolution et à l’exercice du pouvoir politique, pour un corps politique donné. La Constitution répond donc à ces deux questions fondamentales : « qui ? » et « comment ? » ; c’est-à-dire, qui peut gouverner et comment ? A qui la capacité, le pouvoir, de décider pour le tout est-il attribué ? Quels seront les limites de ce pouvoir et selon quelles procédures devra-t-il s’exercer ?
La Constitution traite donc, presque littéralement, de questions de vie ou de mort car, comme le dit Locke : « La grande question qui, à toutes les époques, a troublé l’humanité et lui a fait subir la plus grande partie des maux qui ont ruiné les villes, dépeuplé les pays et troublé la paix du monde, n’a pas été de savoir s’il y aurait un pouvoir dans le monde, ni d’où il viendrait, mais qui le détiendrait. (…) Si ce point reste contestable, tout le reste ne servira pas à grand-chose. »
Ce point ne doit jamais être perdu de vue : la Constitution est le rempart, la digue qui nous protège des passions politiques déchainées. Ebranler la Constitution, c’est rouvrir la querelle sur les détenteurs du pouvoir, au risque de plonger la nation tout entière dans les eaux noires de la révolution et des guerres civiles qui sont le fruit des révolutions.
La Constitution règle la question politique fondamentale et canalise les passions politiques dans ses procédures, en leur permettant de s’exprimer d’une manière qui ne soit pas destructrice mais au contraire, dans la mesure du possible, féconde. Tout à fait de la même manière dont un système de digues et de canaux bien conçu peut protéger un pays des débordements d’un grand fleuve tout en lui permettant de bénéficier des effets fertilisants de ses eaux.
Il y a toutefois cette différence essentielle qu’un système de digues et de canaux est quelque chose de tout à fait matériel, alors que la Constitution n’est en elle-même qu’une barrière de papier. Ce qui transforme ces quelques feuilles de papier en rempart efficace contre des calamités très concrètes est en définitive impalpable : c’est une opinion, l’opinion que la Constitution est respectable, que les règles qu’elle édicte sont justes ; ou du moins suffisamment justes pour qu’un honnête citoyen, qui veut le bien de son pays, les respecte, quand bien même elles aboutiraient parfois à des résultats qui le contrarient.
Bien évidemment, cette opinion n’étant pas et ne pouvant pas être universelle, un certain degré de force sera toujours nécessaire pour contraindre ceux qui voudraient violer la Constitution, de même, de manière plus générale, que pour contraindre ceux qui ne sont pas disposés à observer spontanément la loi. Mais la force dépend elle-même de l’opinion, car toutes les actions humaines ont pour origine certaines opinions. Ou, pour le dire autrement, l’être humain est toujours mu par le désir d’un bien apparent, quel qu’il soit.
Or donc, qu’est ce qui peut rendre la Constitution respectable aux yeux du plus grand nombre ? Nous aimerions croire que cela pourrait être une adhésion éclairée, réfléchie, méditée aux principes de justice qui sous-tendent cette Constitution et aux procédures qu’elle édicte.
Mais une observation impartiale et rapide de nos concitoyens, et de nous-mêmes, devrait suffire pour dissiper cette illusion. Pour ne rien dire de méditations plus approfondies sur la nature humaine. Quel est le citoyen ordinaire qui serait, par exemple, capable d’expliquer de manière raisonnablement satisfaisante ce que signifie : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » ? Quel est même le responsable politique en exercice qui en serait capable ? Interrogez l’homme de la rue sur notre Constitution et vous ne rencontrerez pratiquement qu’erreurs et ignorance à son sujet. Et vous-mêmes, qu’en savez-vous exactement ? Probablement beaucoup moins que ce que vous croyez.
Bref, nous devons nous défaire de l’idée que la vie politique pourrait être une sorte de séminaire de philosophie.
Non, le respect pour les lois a ordinairement des motifs bien moins nobles mais plus solides. Comme le dit Publius dans Le Fédéraliste :
« S’il est vrai que tout gouvernement repose sur l’opinion, il n’est pas moins vrai que la force de l’opinion, chez chaque individu, et son influence sur sa conduite, dépendent, en grande partie, de l’idée qu’il a du nombre de ceux qui partagent la même opinion. La raison de l’homme, tout comme l’homme lui-même, est timide et réservée quand elle est abandonnée à elle-même ; elle acquiert de la fermeté et de l’assurance en proportion du nombre de ceux avec lesquels elle est associée. Quand les exemples qui fortifient une opinion sont aussi anciens que nombreux, on sait qu’ils ont un double effet. »
Autrement, dit le passage du temps et l’habitude qui en découle sont des facteurs de stabilité essentiels pour tout ordre légal : nous méprisons bientôt les lois que nous voyons changer tous les jours, car il est simplement impossible de croire qu’une loi qui change fréquemment puisse être une loi juste, bonne, nécessaire. Comme le dit Rousseau, « c’est surtout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et vénérables. »
Si donc nous modifions fréquemment notre Constitution, même pour l’améliorer, nous érodons à chaque fois un peu plus le fondement impalpable sur lequel elle repose : nous diminuons le respect qu’elle inspire, non seulement à la population en général mais aux acteurs politiques en particulier. Toute révision rend un peu plus aisée la révision suivante et, pour citer encore Rousseau, « en s’accoutumant à négliger les anciens usages sous prétexte de faire mieux, on introduit souvent de grands maux pour en corriger de moindres. »
Par conséquent, vouloir rendre une législation quelconque irréversible en lui donnant une valeur constitutionnelle revient rapidement à scier la branche sur laquelle on espère s’asseoir : on ne peut espérer rendre une loi intangible en la gravant dans la Constitution que si la Constitution est considérée elle-même comme une règle intangible, or le fait même de réviser la Constitution pour y graver la loi en question montre à tous que la Constitution n’est pas intangible, et à quel point il est finalement facile de la modifier. En fait, en transformant la Constitution en un recueil des lois qui ont nos préférences, on abaisse la Constitution au niveau de la loi ordinaire, qui est à la merci des fluctuations politiques ordinaires.
Et il y a aussi un autre élément à prendre en compte. Dans une démocratie comme la nôtre, la Constitution doit être regardée comme une sorte de règle du jeu, une règle qui permet l’affrontement à peu près paisible, et en tout cas non sanglant, des partis, qui peuvent être regardées comme autant d’équipes se disputant le trophée du pouvoir. Or il est impossible que les équipes considèrent longtemps la règle du jeu comme juste si l’une d’entre elles peut profiter de sa victoire pour modifier la règle de manière à rendre sa défaite impossible lors des parties suivantes. Ce qui est exactement ce que signifie rendre des lois « irréversibles » en les constitutionnalisant, car le but du jeu est d’acquérir le pouvoir, et le pouvoir est celui de modifier les lois.
La règle constitutionnelle, en d’autres termes, ne peut être respectée que pour autant qu’elle apparait à peu près impartiale, c’est-à-dire pour autant qu’elle ne rend pas l’alternance véritable impossible en resserrant excessivement les options de la majorité du moment.
Transformer une législation particulière en un « droit » garanti par la Constitution revient à affirmer que cette législation est un élément fondamental du régime politique et que la remettre en cause serait une sorte de coup d’Etat ou de révolution. Ce tour de passe-passe ne peut être accompli qu’un nombre limité de fois avant que les citoyens ordinaires comprennent qu’ils sont bernés et que, ce qu’on fait disparaitre devant leurs yeux, c’est en réalité leur droit à se gouverner eux-mêmes ; et il ne peut par ailleurs être accompli qu’avec des lois anciennes, auxquelles le temps à imprimé une certaine vénération, et qui peuvent passer pour consubstantielles au régime.
Mais même une intelligence médiocre comprendra qu’un acte – l’avortement – qui, il y a peu de temps, était encore considéré comme un crime dans notre pays, qui est encore considéré comme un crime dans de nombreux pays, qui presque en tous temps et en tous lieux a été considéré comme un crime, ne peut pas prétendre au titre de « principe fondamental » de la République. Aucune des Républiques que la France a connues n’a jamais considéré que le « droit à l’IVG » pouvait être une liberté publique essentielle. L’idée était même certainement trop absurde pour qu’elle puisse effleurer l’esprit de nos aïeux.
La Constitution de la 5ème République est certainement la meilleure constitution républicaine que la France ait jamais eu et elle a l’avantage insigne d’être associée au nom de celui qui fut sans doute le plus grand homme d’Etat que la France ait connu au 20ème siècle, ce qui a puissamment contribué à la rendre « sainte et vénérable ». La meilleure ne veut évidemment pas dire parfaite, et le malheur a voulu que l’une des imperfections de cette Constitution soit la relative facilité avec laquelle elle peut être révisée par la majorité au pouvoir.
Peu à peu, la Constitution a donc été surchargée de choses qui n’avaient rien à y faire et qui, aujourd’hui, la font ressembler à une femme autrefois svelte et élégante mais que ses excès auraient transformé en une dondon bouffie de graisse. Parmi ces choses qui n’ont rien à y faire se trouvent des dispositions qui devraient relever de la loi ordinaire et qui ne s’y trouvent que parce que l’on a voulu, tout à fait indûment, les soustraire au débat public. Par exemple la calamiteuse « Charte de l’environnement » ou l’interdiction de la peine de mort en toute circonstance. La constitutionnalisation prochaine de l’avortement est un pas de plus dans cette voie lamentable.
Les féministes vont obtenir ce qu’elles désirent. L’avortement deviendra un nouveau « droit fondamental ». Un de plus. Mais en devenant un « droit fondamental », il ne deviendra pas plus « irréversible » pour autant. Comme le comme le remarque Tocqueville, l’instabilité de la règle et particulièrement des règles censées être les plus fondamentales, engendre naturellement chez les peuples un « mépris pour les formes, dont ils voient chaque jour l’impuissance, et ils ne supportent qu’avec impatience l’empire de la règle, auquel on s’est soustrait tant de fois sous leurs yeux. »
Pas leur victoire, les féministes vont donc montrer à tous à quel point il sera facile, un jour, de défaire tout ce qu’elles ont cru rendre « irréversible ». Et bien plus encore sans doute. ■
* Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur (21 novembre 2023).
Aristide Ankou
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N’est-ce pas ce type de discours qu’on nomme prosopopée ? Défendre la Loi au nom du sacré qu’elle recèle ?
toutes les justes réflexions de M. Ankou nous confirment que notre temps est celui de la désacralisation de tout ce qui n’est pas droit individuel. Victoire du nombrilisme combiné à la gobe-moucherie des « nombrils », le tout manipulé par les « habiles ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles la foireuse expression « état de droit » a tant de succès ? Les nombrils entendent « droit » pendant que les habiles jouent avec les pouvoir de l’état, le n’importe quoi ne manquant pas d’advenir ! Comment ne pas remarquer que M. Ankou, sur ce sujet fondamental, n’utilise pas la foireuse expression. N’y aurait-il pas concurrence entre l’idée de « constitution » telle que définie par lui dans les premières lignes (le tabernacle) et « état de droit », foire aux brigues et aux ligues.
J’ai récemment lu que le nombril était l’un des recoins les plus sales chez la plupart d’entre nous, l’éden des microbes !
La nouvelle Constitution Macroniste sera dissoute dans un bain de cent socialiste. Et ne laissera trace dans les têtes non tranchées de français amoureux de leur Histoire. Un Sénateur romain disait: « Il faut bruler Carthage », et comme Marcus Porcius Cato le déclamer, bientôt tous les gaulois réfractaires défileront en criant : « Il faut bruler le progressisme ». Si le bon sens paysan du français de souche n’est pas partagé par nos zélites alors, il faudra leur faire essayer l’invention de monsieur Guillotin et faire à Valmy ce qu’on fait nos révolutionnaires coiffés de leur bonnet phrygien.
Avorter, c’est tuer, l’ivg est un permis de tuer. Tout le reste n’est que du bla bla. Inscrire ce droit de tuer dans la constitution montre à quel point de décadence, d’ignominie et d’abomination est cette république FM et sataniste
Décidément, Aristide Ankou voit fort juste : il y a bien style problème de l’IVG mais aussi celui des rajouts à la Constitution , trop facilement révisable (au contraire de la précédente qu’ il a donc fallu remplacer en son temps) transformée en « fourre tout » de routes les lubbies du moment , ce qui , de surcroît ridiculise la notion même de constitution .
Rectification : bien sûr le problème et non bien « style problème »