PAR RÉMI HUGUES.
Voici le bilan de son immense œuvre, qu’Halévy dresse avec brio en guise de conclusion de son excellent livre : Vauban « a appliqué ses forces à rendre inviolables ces lignes de l’Est par où de tout temps le malheur vint aux Gaules. Il s’est installé en Bourgogne, en Comté, en Alsace, en Flandre ; et ces peuples qu’il a conquis, il réussit à se les attacher. Un long travail porte ses fruits : la Gaule de Vercingétorix et de César, après quinze siècles de dissidences, retrouve sa forme parfaite. Telle est l’œuvre du Roi et de ses serviteurs, au premier rang desquels Vauban son ingénieur » (p. 205)
La seule faiblesse que nous avons trouvé dans ce volume a trait à sa manière d’appréhender le phénomène nobiliaire. Il semble partager les lamentations de Vauban à propos du processus de la substitution de la noblesse de sang par la noble d’or, comme en témoigne ce qui suit : « Ce qui ferait la juste récompense des grandes actions et du sang versé pendant plusieurs années de service se donne présentement pour de l’argent. » (p. 112)
La vieille noblesse, provinciale, traditionnelle, incarnée par Vauban, serait restée vertueuse, quand la haute-noblesse, corrompue par l’argent, se serait dénaturée, trahissant le roi lors de la Fronde, notamment. Parmi celle-ci : « Fénélon est un grand seigneur qui sert le Roi en féodal, c’est-à-dire non sans réserve, et qui n’abdique aucun de ses privilèges. » (p. 144)
Fénélon serait l’archétype de la noblesse néfaste, qui lutte contre lui, sape son autorité, et Vauban son opposé chimiquement pur, le noble modeste, dont l’abnégation vis-à-vis de son roi est exemplaire. Or cette tension à l’intérieur de la classe aristocratique issue des Francs est consubstantielle à ce système social, l’on ne peut pas louer celui-ci tout en dénonçant cette guerre interne, qui en a été le moteur. Aurait-on idée d’abhorrer les Carolingiens pour avoir fait–néants (détrônés) les Mérovingiens ?
De surcroît, nous voudrions bien suivre Halévy qui fulmine contre la vénalité des charges, qui s’accrut suite à l’édit de la Paulette (1604) sous Henri IV, ayant comme résultat la substitution de la bravoure guerrière par la richesse en tant que base existentielle de la noblesse. Or page 6 il indique que « la noblesse de Vauban […] est toute féodale. Elle ne doit rien aux commis du Roi, ni au Roi, les Le Plestre sont des gens de pays ; par possession, par agrément de Chastelux ou de Nevers, ils entrent dans la caste haute. C’est une manière ancienne, et périmée dès le temps de Vauban. En 1555, Émery achète sa part du fief ; en 1579, une ordonnance royale interdit ces élévations locales et déclare que nul ne sera noble sans un papier du Roi, ce qui revient à dire sauns une courbette au commis, sans un acquit du fisc. »
Conséquence de quoi de ces deux modes d’accès à la noblesse ont toujours coexisté depuis le Moyen Âge, mais le phénomène nouveau en ces temps-là est la centralisation de l’État, phénomène antérieur au jacobinisme, voulu et accéléré par les rois, dont nul reproche n’est fait à ce propos, ceux qu’ils visent plutôt sont les Intendants. Halévy ne déplorerait-il pas les effets dont il chérirait les causes ?
Sur ce point, qui touche à une objection notable adressée à la pensée royaliste, qui fut mise en évidence par Alexis de Tocqueville dans L’ancien régime et la révolution (1856), Pierre de Meuse, dans son étude sur la contre-révolution, rend compte de la réponse qu’en a donnée Maurras :
« oui les rois ont centralisé, mais, nous dit-il, ils laissaient cependant subsister des entités capables de se défendre alors que le pouvoir républicain les anéantit ; de plus, le pouvoir royal n’était pas idéologique, et ne cherchait pas à remodeler le pays. Certes, c’est indiscutable. Mais ce que Maurras répugne à admettre, et que Julien Freund et Bertrand Jouvenel nous expliquent, c’est que l’État est naturellement centralisateur. Pire encore, la rationalité étatique se nourrit de l’ordre social qu’elle dissout à mesure qu’elle instrumentalise ses organes. »1
Peut-être que la rationalité étatique que de Meuse accuse de faire pire que d’homogénéiser le corps social – le dissoudre – varie selon la nature de l’État. Un État incarné dans une dynastie, qui gouverne les Hommes, diffère de l’État abstrait du régime républicain, qui administre les choses.
En outre, l’État existe hors de l’État-nation, qu’il ne faut pas considérer comme l’horizon indépassable de notre condition politique. Il y a désormais un fœtus d’État-région, l’Union européenne (UE), et un embryon d’État-monde, l’Organisation des Nations Unies (ONU), dans lesquels le stato-national est imbriqué.
Qu’à quelle échelle de l’État que ce soit, gageons que l’avenir fera apparaître nombre de Vauban pour le servir. Bien rares sont présentement les hommes publics dévoués au bien commun. Au lieu de servir, ils ne pensent qu’à se servir. ■ [FIN]
1Pierre de Meuse, Idées et doctrines de la Contre-révolution, Poitiers, DMM, p. 90.