Dernier ouvrage paru de Pierre Lellouche : « Une guerre sans fin » (Cerf, 2017).
« La grande ambition géopolitique proclamée à Bruxelles ne repose que sur du vent »
L’esprit de Noël semble avoir inspiré le dernier sommet européen de ces derniers jours à Bruxelles. Viktor Orban a touché un chèque de 10 milliards d’euros, bloqué depuis des lustres au vu de la situation de l’État de droit à Budapest. En échange, Volodymyr Zelensky, lui, a obtenu l’ouverture de négociations d’adhésion de son pays à l’Union européenne. Et pour faire bonne mesure, l’UE a ajouté dans la hotte du Père Noël une nouvelle phase d’élargissement englobant en plus de l’Europe orientale (Ukraine et Moldavie), le Caucase (Géorgie) et les Balkans (Bosnie-Herzégovine).
Avec l’assentiment de tous (sauf du Hongrois, opportunément sorti de la salle du Conseil), le Père et la Mère Noël (M. Michel et Mme von der Leyen) ambitionnent de dilater, pardon, d’élargir, la famille à quelque 35 ou 36 membres. En englobant dans un même élan géopolitique pas moins de trois zones de guerre, ouvertes ou larvées, des zones que l’Union entend désormais placer sous son aile, face à la menace de la Russie poutinienne. Ce que Biden avait refusé d’accepter à Vilnius l’été dernier, à savoir l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan, l’Europe, elle, va le faire !
Une opération de « com » ?
L’intention, admirable, ne souffrirait d’aucune contestation : ne dit-on pas depuis les années 1950 que « l’Europe, c’est la paix » ? Ne dit-on pas aussi, depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022, que l’Ukraine se bat pour nous, Européens, qu’elle assure désormais la première ligne de défense de Paris ou de Berlin face aux milliers de chars russes prêts à fondre sur nous ? Et nous, Français, ne répétons-nous pas depuis des lustres notre ambition d’une « Europe-puissance », capable d’affirmer et de défendre « souverainement » ses intérêts ?
D’où vient alors cette impression d’opération de « com » improvisée, inspirée davantage par le sentiment de panique de nos dirigeants somnambules que par une vision stratégique robuste, soigneusement réfléchie et préparée ? D’abord du front ukrainien et de ses répercussions.
En Ukraine, la stratégie américaine établie au début de cette année, dûment suivie par les Européens, visant à donner à Kiev les moyens militaires lourds nécessaires à une offensive décisive, a échoué. Face à la muraille défensive russe, l’armée ukrainienne même dotée de blindés occidentaux, mais privée de soutien aérien, n’a pu que constater son échec. Non sans acrimonies entre le Pentagone et le commandement ukrainien ni tensions au sein même du pouvoir à Kiev…
Retour donc à la guerre de tranchées de 1916, sur 1 000 km de front, avec les drones en plus et des munitions en moins. Constat tragique : un demi-million de morts et blessés des deux côtés, une Ukraine fracassée et une guerre qui s’enlise sans solutions ni militaire, ni diplomatique.
Car, tandis que la Russie, surmontant les sanctions occidentales, est passée en économie de guerre, que son budget de défense augmente de 70 %, qu’elle est puissamment fournie en munitions nord-coréennes et iraniennes, les livraisons d’armes américaines elles, risquent de s’interrompre dès les prochaines semaines, faute de crédits gelés au Congrès, alors que les arsenaux européens sont vides… Pire encore, à onze mois de l’élection présidentielle américaine, Trump apparaît comme le grand favori, annonçant la fin de l’aide américaine à l’Ukraine (70 milliards de dollars jusqu’ici, dont 40 milliards d’aide militaire), et peut-être même le retrait des États-Unis de l’Otan… En Europe, l’inquiétude, voire la panique, s’ajoute à l’usure devant cette guerre sans fin.
Dans de telles conditions, la noble ambition qui vient d’être affichée à Bruxelles de prendre en charge l’Ukraine en guerre, la Moldavie, mais également la Géorgie menacée par l’instabilité du Caucase (guerre en Arménie), sans oublier une Bosnie ingouvernable, alors que le conflit couve entre Serbes et Kosovars, aurait mérité, à tout le moins, d’être accompagnée par une ambition au moins aussi puissante en matière de réarmement militaire.
Or c’est tout le contraire auquel il nous est donné d’assister : malgré le retour de la guerre sur le continent, seuls 11 pays sur les 31 membres de l’Otan ont atteint la cible de 2 % du PIB pour la défense, tandis que les États-Unis continuent d’assurer à eux seuls 70 % du budget militaire de l’Alliance.
Non seulement l’Europe n’a pas fait le choix de passer en économie de guerre, mais, Pologne exceptée, les principaux pays européens n’ont pris aucune mesure significative de renforcement de leurs moyens militaires. C’est vrai en Allemagne et au Royaume-Uni comme en France, où les nouveaux crédits annoncés n’ont fait qu’enrayer le désarmement budgétaire unilatéral des trente dernières années, sans préparer une véritable remontée en puissance des forces militaires. Chacun de ces trois pays aligne moins de 200 chars de combat en état de marche et quelques dizaines de canons tout au plus. Quant aux effectifs, ils sont tombés à 72 000 soldats britanniques, à 180.000 Allemands, laquelle armée allemande ne pourrait combattre que deux jours au vu de ses dotations actuelles en munitions…
Conséquence : la grande ambition géopolitique proclamée à Bruxelles ne repose que sur du vent, ou, pour être poli, sur des vœux pieux. Au mieux, les armées européennes actuelles ne pourraient combattre que quelques jours dans un conflit de haute intensité, comme en Ukraine. Or, dans des matières aussi graves, il n’y a rien de pire que d’annoncer à la terre entière des promesses que l’on n’a ni vraiment l’intention ni les moyens de tenir. Pour l’Europe, la fuite en avant déclaratoire, même assortie de milliards d’euros d’aide civile (plus de 80 jusqu’ici et 50 annoncés), ne saurait tenir lieu de stratégie, sauf à consacrer définitivement son inexistence : celle de son insoutenable légèreté géopolitique.
Vers une Europe fédérale ?
La même constatation vaut aux plans politique et économique. Comment annoncer une telle dilatation de l’Union européenne à plus de trente membres sans avoir réfléchi à ses conséquences institutionnelles tout d’abord ? Comment seront prises les décisions, et par qui ? Combien de commissaires ou de députés, et quid de l’unanimité ou passage partout au vote à la majorité ? Mais dans ce cas, la France ou l’Allemagne accepteront-elles d’être mises en minorité par l’addition des voix polonaises et ukrainiennes, par exemple ? Au-delà de ces considérations techniques, et plus fondamentalement, le peuple français est-il vraiment d’accord pour passer à une Europe fédérale, telle que la dessine le chancelier Scholz dans son discours de Prague ?
Reste, enfin, l’addition de milliards que personne ne possède, ni encore moins n’est prêt à dépenser pour d’autres. À supposer qu’ayant touché les 30 autres milliards gelés qu’il attend, Orban consente à ouvrir vraiment les négociations d’adhésion avec l’Ukraine, que cette dernière ait elle-même accompli les progrès qu’on attend d’elle – notamment en matière de lutte contre la corruption endémique dans ce pays -, qui paiera pour la reconstruction, estimée entre 400 et 700 milliards d’euros ? Qui acceptera de transférer les fonds structurels actuellement perçus au bénéfice des nouveaux venus ? Avant-guerre, en 2021, le PIB par habitant en Ukraine, le pays le plus pauvre d’Europe, s’élevait à 4800 dollars, à comparer aux 11.600 dollars de la Bulgarie, le plus pauvre des membres de l’UE. On estime donc que l’Ukraine, dont le PIB s’est effondré de 30 % depuis la guerre, aura besoin d’au moins 20 milliards d’euros de fonds structurels annuels, qu’il faudra chercher dans la poche des bénéficiaires actuels, comme l’Espagne, qui deviendrait contributeur net. Et quid de la réforme inévitable de la PAC qu’entraînerait l’entrée d’un des plus grands céréaliers du monde ?
En 2021, l’Ukraine exportait 20 millions de tonnes de céréales, le tiers des exportations de l’UE. Au vu des tensions apparues dès cette année avec les producteurs polonais ou roumains, on imagine sans peine les tensions demain avec notre FNSEA, la France produisant 35 millions de tonnes en 2023. À ce stade, aucune réponse sérieuse n’est apportée à ces questions. En cette période de Noël, les cadeaux annoncés sont gratis. Le réveil, après les fêtes, n’en sera que plus douloureux. ■