Par Michel Guénaire.
Cette tribune parue hier 1er février dans FigaroVox offre un regard intéressant, en partie technique, mais aussi quant au fond des choses, sur le centralisme mortifère des Institutions de Bruxelles, technostructure dont le pouvoir exorbitant, comme il y est dit, s’incarne dans la Commission européenne. Pouvoir d’ailleurs concédé et accepté par les États. Toutefois de plus en contesté par un certain nombre d’entre eux, notamment par le groupe de pays dits de Visegrad,, en qui une politique européenne de la France, décidée à maintenir, supérieurement, l’indépendance de chacun, pourrait trouver d’utiles amis et partenaires. En effet, par delà les aspects juridiques et techniques, étudiés ici, l’idéologie fondatrice des premiers embryons de l’actuelle UE, idéologie post nationale et en réalité mondialiste, inspirée de Jean Monnet, demeure le ressort profond de la technostructure bruxelloise et si l’on peut dire, « la maxime de son action ». De cette Europe là, il va de soi que nous ne devons pas vouloir « moins », mais pas du tout.
TRIBUNE – Le droit d’initiative permet à la Commission européenne, et à elle seule, de proposer les textes qui régissent le droit de l’UE, puis de sanctionner les États membres qui ne respectent pas ces règles, explique l’avocat et écrivain Michel Guénaire.
Personne ne le dit, c’est pourtant l’origine du mal européen. Les traités octroient à la Commission un droit d’initiative exclusif dans la création des règles de droit européennes qui donne à celle-ci un rôle central, dont tout part et où tout revient, et en fait un pouvoir exorbitant.
Il faut bien sûr se rappeler que les pères fondateurs appelaient de leurs vœux, dans les traités originaires de 1951 et de 1957, une autorité qui puisse diriger avec neutralité l’entreprise commune. Les règles qui organisent le statut de la Commission européenne le confirment à présent.
Les membres de la Commission sont nommés pour cinq ans, une durée qui place celle-ci dans une continuité indépendante des chefs d’État et de gouvernement, propre à incarner la durée de l’Union et dont elle tire son titre de prestige : être la gardienne des traités. La liste des commissaires est adoptée par le Conseil européen à la majorité qualifiée, puis fait l’objet d’un vote d’approbation du Parlement européen. La Commission, après ce double passage devant le Conseil et le Parlement, bénéficie d’un véritable socle de légitimité.
Cette légitimité est renforcée par la présence à sa tête d’un président, à l’origine simple commissaire primus inter pares, mais, depuis le Traité de Lisbonne, commissaire élu par le Parlement européen à la majorité simple. Cette élection lui délivre un magistère, quand en outre il donne son accord sur la proposition de leur commissaire par chaque État et distribue les portefeuilles thématiques entre les vingt-sept membres. Des personnalités ont donné du poids à la fonction, du Français Jacques Delors, nommé en 1985, qui sera à l’origine du Livre blanc la même année suivie deux ans plus tard de l’Acte unique pour organiser le Marché unique de 1993, à l’Allemande Ursula von der Leyen, depuis le 1er décembre 2019, qui s’est illustrée par une forte présence cherchant à exprimer une volonté propre de l’Europe comme elle ne l’avait jamais été.
Enfin, la Commission européenne n’est pas ou n’est que très peu responsable devant les autres institutions de l’Union. Le Parlement peut voter une motion de censure sur sa gestion, non pas sur une question d’orientation politique. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) doit être saisie par le Conseil européen pour démettre un membre de la Commission, seulement pour une faute personnelle détachable de ses fonctions.
Le droit d’initiative donné la Commission, sur la base d’une organisation aussi forte, a abouti à un pouvoir exorbitant.
Les compétences de l’Union avaient été initialement réparties en trois ensembles, dénommés «piliers», par le Traité de Maastricht : le premier recouvrait la matière des deux communautés de 1957 et continuait d’être régi par les institutions européennes, tandis que le deuxième, qui concernait la politique étrangère et de sécurité commune, et le troisième, traitant de la justice et des affaires intérieures, devaient être intergouvernementaux. La Commission exerça cependant son droit d’initiative indifféremment dans les trois piliers. Quand le Traité de Lisbonne supprima les trois piliers du Traité de Maastricht, la Commission accentua son pouvoir qui se répartit alors en deux branches : un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif, fait extraordinaire dans une organisation politique.
Le pouvoir législatif de la Commission se résout dans l’exercice de son droit d’initiative : elle propose les textes qui régissent le droit de l’Union, et elle seule peut le faire. Les règlements, directives et décisions, d’une part – tous actes décisionnels –, les recommandations, avis et communications, d’autre part – actes non décisionnels – sont pris de son fait. Ses propositions sont présentées pour approbation au Conseil, qu’elle aiguillonne, et au Parlement, dont elle prépare les travaux avec les moyens d’expertise qui sont les siens.
Ce droit révèle la puissance de la Commission. D’abord, celle-ci choisit la nature de l’acte qui doit être pris, et détermine en conséquence la base juridique de son approbation. Elle peut se fonder sur l’article 94 du Traité de fonctionnement de l’Union (TFU), auquel cas s’applique un vote à l’unanimité du Conseil, ou l’article 95, qui nécessite un vote à la majorité qualifiée. Ensuite, elle peut modifier le contenu voire la procédure choisie en cours de discussion, comme l’y autorise l’article 251 du TFU. Enfin, elle fait ce qu’elle veut des différentes contre-propositions, dont elle peut être saisie.
Au nom de son pouvoir exécutif, la Commission contrôle l’application des règles par les États membres et met en œuvre les différentes politiques de l’Union. Elle peut lancer une procédure de sanctions contre un État. Elle peut aussi bien contrôler l’application des mesures dérogatoires aux traités, que l’on appelle les clauses de sauvegarde. Elle a surtout un pouvoir décisionnel propre qui l’amène, particulièrement dans le domaine du droit de la concurrence, à autoriser les concentrations et sanctionner les abus de position dominante et les ententes. Face à une situation de concentration, elle détient même à la fois le pouvoir de s’auto-saisir et de poursuivre, ce que nul autre pouvoir n’a dans un système juridique libéral. Elle alloue les financements européens et contrôle leur utilisation. Enfin, elle gère le budget de l’Union et veille également à la bonne exécution de ses engagements. Depuis l’adoption du Pacte budgétaire européen, elle surveille de près les politiques économiques des États membres.
C’est beaucoup. C’est devenu trop au fil du temps. On a dit l’Europe modèle de la culture du compromis. C’est vrai qu’elle est née au fil de négociations entre les États. Cette culture lui a évité des conflits. L’Europe s’accordait toujours avec elle-même. La force qui a raison des conflits est aujourd’hui la volonté, l’orientation née de décisions, la détermination finale de la seule Commission. L’Europe s’en remet toujours à elle.
La culture du compromis a accouché d’une politique sans concession. La Commission agit avec des moyens irrésistibles. 44 directions et services spécialisés réunissant près de 32.000 agents permanents et temporaires – presque l’équivalent des effectifs du Secrétariat des nations unies –, travaillent quotidiennement à faire les règles, vérifier la compatibilité de tout projet national à ces règles, dire le droit européen.
Il faut retirer le droit d’initiative à la Commission européenne, et faire de celle-ci le simple secrétariat général du Conseil européen, doté d’une compétence d’instruction des décisions prises par les États. Et se rappeler ainsi les mots du général de Gaulle au jeune Raymond Barre, qui venait d’être nommé commissaire, avant son départ pour Bruxelles : « Ce que je vous demande et ce que je demande à la Commission, c’est qu’elle ne cherche pas à se substituer aux États. Elle a son rôle de réflexion, de proposition, je trouve cela très bien, mais j’entends qu’elle s’en tienne strictement à cela ». ■
Michel Guénaire est avocat et écrivain. Son dernier livre : Après la mondialisation. Le retour à la nation (Presses de la Cité, 2022).