Que nous dit encore celui qui , dans son domaine, de sa belle plume, pouvait saisir d’un même regard, et l’espace et le temps.
Extraits par Marc Vergier.
La fin des voyages, p, 38-39
(Annoncée par la toute première phrase du livre : « je hais les voyages et les explorateurs, »)
Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers…
… des îles Polynésiennes, noyées de béton sont transformées en port-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud..,
Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s’élaborent des architectures d’une complexité inconnue, l’ordre et l’harmonie de l’Occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée. Ce que vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité.
Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils supportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt-mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riches en espèces rustiques… L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat.
1941, réfugié, en transit aux Antilles, « perturbant » la routine des autorités locales, p, 29
…ce mélange de méchanceté et de bêtise apparaissait [à mes compagnons] comme un phénomène inouï, unique, exceptionnel, l’incidence sur leur personne individuelle et sur celle de leurs geôliers d’une catastrophe internationale comme il ne s’en était encore jamais produit dans l’histoire. Mais moi, qui avait vu le monde et qui, au cours des années précédentes, m’était trouvé placé dans des situations peu banales, ce genre d’expériences ne m’était pas complètement étranger. Je savais que, de façon lente et progressive, elles se mettaient à sourdre comme une eau perfide d’une humanité saturée de son propre nombre et de la complexité chaque jour plus grande de ses problèmes, comme si son épiderme eût été irrité par le frottement résultant d’échanges matériels et intellectuels accrus par l’intensité des communications…
Toutes ces manifestation stupides, haineuses et crédules que les groupement sociaux sécrètent comme un pus quand la distance commence à leur manquer, je ne les rencontrais pas aujourd’hui pour la première fois.
Touristes, restez chez vous, p. 173
Campeurs, campez au Parana. Ou plutôt non : abstenez-vous. Réservez aux derniers sites d’Europe vos papiers gras, vos flacons indestructibles et vos boîtes de conserve éventrées. Étalez-y la rouille de vos tentes mais, [dans le ] délai si court qui nous sépare de leur saccage définitif, respectez les torrents fouettés d’une jeune écume, qui dévalent en bondissant les gradins creusés aux flancs violets des basaltes. Ne foulez pas les mousses volcaniques à l’acide fraîcheur ; puissent hésiter vos pas au seuil des prairies inhabitées et de la grande forêt humide de conifères, crevant l’enchevêtrement des lianes et des fougères pour élever dans le ciel des formes inverses de nos sapins : non pas cônes effilés vers le sommet mais au contraire – végétal régulier pour charmer Baudelaire – étageant autour du tronc les plateaux hexagonaux de leurs branches , et évasant ceux-ci jusqu’au dernier qui s’épanouit en une géante ombelle. Vierge et solennel paysage qui, pendant des millions de siècles…
« Rousseau notre maître, Rousseau notre frère »
1- Les sources du pouvoir dans les sociétés primitives, p. 362
[récusant] la vieille théorie sociologique, temporairement ressuscitée par la psychanalyse, selon laquelle le chef primitif trouverait son prototype dans un père symbolique, les formes élémentaires de l’État s’étant progressivement développées, dans cette hypothèse, à partir de la famille. A la base des formes les plus grossières du pouvoir, nous avons discerné une démarche décisive, qui introduit un élément nouveau par rapport aux phénomènes biologiques : cette démarche consiste dans le consentement. Le consentement est à la fois l’origine et la limite du pouvoir…
Sans doute le schéma de Rousseau diffère-t-il des relations quasi contractuelles entre le chef et ses compagnons. Rousseau avait en vue un phénomène tout différent, à savoir la renonciation, par les individus, à leur autonomie propre au profit de la volonté générale. Il n’en reste pas moins vrai que Rousseau et ses contemporains ont fait preuve d’une intuition sociologique profonde quand ils ont compris que des attitudes et des éléments culturels tels que le « contrat » et le « consentement » ne sont pas des formations secondaires, comme le prétendaient leurs adversaires et particulièrement Hume.
2- Non, Diderot, il n’y a pas d’homme sans société, p.450 & sq,
Qui dit homme dit langage, et qui dit langage dit société…
En agitant ces problèmes, je me convaincs qu’ils n’admettent pas de réponse, sinon celle que Rousseau leur a donnée : Rousseau tant décrié, plus mal connu qu’il ne le fut jamais, en butte à l’accusation ridicule qui lui attribue une glorification de l’état de nature — où l’on peut voir l’erreur de Diderot mais non pas la sienne —, car il a dit exactement le contraire et reste seul à montrer comment sortir des contradictions où nous errons à la traîne de ses adversaires. […] Rousseau, notre maître, Rousseau, notre frère, envers qui nous avons montré tant d’ingratitude, mais à qui chaque page de ce livre aurait pu être dédiée si l’hommage n’eût pas été indigne de sa grande mémoire. Car, de la contradiction inhérente à la position de l’ethnographe, nous ne sortirons jamais qu’en répétant pour notre compte la démarche qui l’a fait passer, des ruines laissées par le Discours sur l’origine de l’inégalité, à l’ample construction du Contrat social dont l’Émile révèle le secret. À lui, nous devons de savoir comment, après avoir anéanti tous les ordres, on peut encore découvrir les principes qui permettent d’en édifier un nouveau.
La France s’islamise, mais en un sens bien particulier, p. 468
Ce malaise ressenti au voisinage de l’Islam, je n’en connais que trop les raisons ; je retrouve en lui l’univers d’où je viens ; l’Islam, c’est l’Occident de l’Orient. Plus précisément encore, il m’a fallu rencontrer l’islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane. Chez les musulmans comme chez nous, j’observe la même attitude livresque, le même esprit utopique, et cette conviction qu’il suffit de trancher les problèmes sur le papier pour en être débarrassés aussitôt. À l’abri d’un rationalisme juridique et formaliste, nous nous construisons pareillement une image du monde et de la société où toutes les difficultés sont justifiables d’une logique artificieuse, et nous ne nous rendons pas compte que l’univers ne se compose plus des objets dont nous parlons.
Les « étrangers » pour les Mbayas-Caduveo du Mato Grosso, p. 221-222
Pour les nobles et jusqu’à un certain degré pour les guerriers, le problème essentiel était celui du prestige. Les descriptions anciennes nous les montrent paralysés par le souci de ne pas perdre la face, de ne pas déroger, et surtout de ne pas se mésallier. Une telle société se trouvait donc menacée par la ségrégation. Soit par volonté, soir par nécessité, chaque caste tendait à se replier sur elle-même aux dépens de la cohérence du corps social tout entier. En particulier, l’endogamie des castes et la multiplication des nuances de la hiérarchie devaient compromettre les possibilités d’unions conformes aux nécessités concrètes de la vie collective. Ainsi seulement s’explique le paradoxe d’une société rétive à la procréation, qui, pour se protéger des risques de la mésalliance interne, en vient à pratiquer ce racisme à l’envers que constitue l’adoption systématique d’ennemis et d’étrangers.
Ultime clin d’œil, dernier mot, p. 479
Pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur ; tant que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu’il clôt sa prison ; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation ; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste — adieu sauvages ! adieu voyages ! — pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat. ■
Tristes Tropiques
Claude Lévi-Strauss
Terre Humaine, Plon 1955-1993
(intertitres par MV)