Par Aristide Ankou.
Cet article de fine analyse une fois encore, n’est pas sans rapport avec celui de Jean-Paul Brighelli qui précède, quoique l’un et l’autre de style et de contenu assez différents. Ici est étudié, décrypté, un cas précis, même s’il ouvre sur un contexte qui tend à se généraliser.
La plainte pour viol portée par Judith Godrèche contre le réalisateur Benoit Jacquot a fort peu de chance d’aboutir à un procès en bonne et due forme, l’action publique étant presque certainement prescrite (pour rappel, la prescription en matière de viol est désormais de trente ans, délai qui commence à courir à compter de la majorité de la victime. Pour amener Benoit Jacquot devant les tribunaux, Judith Godrèche aurait donc dû porter plainte avant ses 48 ans. Elle en a aujourd’hui 51).
Il est possible, mais peu probable, que ce dépassement du délai de prescription soit un malheureux hasard.
Pour qui s’est intéressé aux affaires semblables qui ont émaillé l’actualité ces dernières années, il est difficile de ne pas avoir remarqué que, bien souvent, les victimes – ou disons, pour ne fâcher personne, les victimes supposées – ne déclenchent une action judiciaire que lorsque celle-ci n’a pratiquement aucune chance d’amener l’agresseur (supposé) devant les tribunaux.
Mais de quoi parle-t-on exactement ?
Non pas, bien sûr, des viols et agressions sexuelles commis par des agresseurs qui étaient inconnus de la victime. Une femme violée dans sa cage d’escalier ou dans un terrain vague manque rarement de porter plainte très rapidement.
Les cas qui nous intéressent sont ceux que l’on pourrait appeler les viols rétrospectifs : des actes sexuels dont la nature criminelle ne semble pas perçue par la victime au moment des faits. Des actes sexuels qui, au moment où ils ont lieu, donnent toute l’apparence d’être consentis par celles (parfois ceux, mais c’est fort rare) qui, beaucoup plus tard, s’en plaignent amèrement et saisissent la justice.
Pour expliquer cette maturation très lente de la plainte, on invoque habituellement les caractéristiques supposées de la « mémoire traumatique » et le temps nécessaire pour se défaire de « l’emprise » que l’agresseur aurait exercé sur ses victimes.
Il n’est nul besoin de discuter ici de ces notions très discutables de « mémoire traumatique » et « d’emprise » : il me suffira de faire remarquer que, lorsque le temps de la maturation psychologique se calque étroitement sur le temps judiciaire, il est permis de soupçonner que le droit a quelque chose à voir dans ces délais.
Trois grandes raisons peuvent, à mon avis, expliquer que la plainte ne vienne que lorsqu’elle n’a pas ou très peu de chances d’aboutir.
La première est tout simplement que la victime ne souhaite pas nécessairement que celui qu’elle accuse finisse en prison. Cela a bien sûr à voir avec l’ambivalence de ses sentiments envers son agresseur désigné et, plus largement, avec l’ambivalence de ses opinions au sujet de ce qui lui est arrivé. Ce qui fait le viol rétrospectif, c’est la confusion des sentiments et des idées (les deux étant en réalité inséparables) au moment où les faits ont lieu, confusion qui peut parfaitement subsister au moment de la plainte.
La victime peut très bien avoir éprouvé de l’affection, de l’admiration, de l’amour, du désir pourquoi pas, envers son agresseur au moment des faits, tout en éprouvant en même temps de la gêne, de la réticence, une forme de peur ou d’angoisse, le sentiment confus mais persistant que quelque chose ne va pas.
Tous qui ont aimé et perdu, qui ont désiré et jalousé, qui ont connu les joies et les déchirements de la passion, bref tous ceux qui ont un peu vécu et qui sont honnêtes avec ce qu’ils ont vécu savent que cette conjonction du positif et du négatif n’est pas au-dessus des possibilités de l’âme humaine.
Avec le temps, la réflexion, l’expérience, le négatif peut prendre nettement le pas sur le positif, sans nécessairement le faire disparaitre. Plus concrètement, la certitude que l’on a été authentiquement victime, que cette personne vous a fait du mal en toute connaissance de cause, qu’elle est donc en un sens coupable, peut très bien coexister avec un reste d’affection, d’admiration, de reconnaissance, etc.
On peut donc souhaiter que la culpabilité de cette personne soit connue et reconnue (et par ricochet que l’on soit reconnu comme victime à part entière) sans pour autant souhaiter qu’elle soit punie par la loi.
C’est précisément cette ambivalence humaine, trop humaine, que la notion si commode « d’emprise » a pour fonction de gommer.
L’emprise suppose que, au moment où les faits ont été commis, la victime était une sorte de chose sans volonté propre, un pantin dont l’agresseur tirait les ficelles émotionnelles. L’emprise permet d’affirmer que notre consentement apparent n’était pas réel et que le noyau de notre personnalité est resté intact : au fond de nous-même nous n’avons jamais participé si peu que ce soit à ce qui nous est arrivé. Nous sommes une pure victime. L’honneur est sauf, pourrait-on dire.
Avant de passer à la seconde raison, précisons d’ailleurs que, pour moi, coucher avec une gamine dont on pourrait être le père est un acte moralement répugnant qui devrait légitimement valoir à son auteur le plus grand mépris. Pour ne rien dire des sanctions pénales. Le fait que la gamine en question soit ou puisse sembler consentante ne change strictement rien à l’affaire. Qu’elle ait un peu plus ou un peu moins que l’âge légal non plus. Que les mal-comprenants n’affectent donc pas de croire que ce qui précède ou ce qui suit est en quoi que ce soit une exonération des Benoit Jacquot de ce monde.
La seconde raison est qu’un procès obéit à la règle du contradictoire et, en matière criminelle, à celle de la présomption d’innocence. La plaignante devra donc prouver ses dires et sera nécessairement soumise aux contre-attaques de la partie accusée visant à mettre en doute ses dires et ses preuves. Un procès est donc une épreuve, particulièrement lorsque le crime touche à l’intime. Lorsqu’en plus la victime est consciente de l’ambivalence de ses sentiments au moment des faits, et peut-être encore aujourd’hui, on peut comprendre qu’elle n’ait pas envie de l’affronter.
La troisième raison ressemble à la deuxième sans être tout à fait identique : si l’on veut punir son agresseur, il peut être bien plus efficace et bien moins coûteux, à tous points de vue, de le traduire devant le tribunal médiatique plutôt que devant une authentique Cour de justice. Surtout si l’accusé est, en quelque manière, une personnalité publique et a donc beaucoup à perdre. En fait, le tribunal médiatique sera beaucoup plus efficace précisément si l’on peut éviter un véritable tribunal, pour les raisons évoquées ci-dessus. Le tribunal médiatique n’offre aucune garantie de respect des droits de la défense et c’est tout son intérêt : il perdra de son mordant si l’accusé peut s’expliquer devant une cour impartiale.
Ces trois motivations, inégalement légitimes, cela va sans dire, peuvent très bien coexister à divers degrés ou alterner dans l’esprit de celle qui porte plainte. C’est cela aussi la confusion des sentiments et la faiblesse humaine ordinaire dont ces plaintes sont une triste illustration. ■
* Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur, le 10 février 2024).
Aristide Ankou