Par Laurent Làmi.
Laurent Làmi appartient à la plus jeune génération d’Action Française, entrée dans la vie active – en l’occurrence, la vie étudiante et universitaire – à une époque où, est-il dit ici, « l’espérance est au plus bas. » Cet article est une réflexion sur l’épuisement – par le Marché -, voire sur la mort des civilisations en général et de la nôtre en particulier. française et européenne. Cette réflexion vaut, nous semble-t-il, non seulement pour son intérêt propre mais aussi parce qu’elle pourrait ouvrir sur une réflexion et sur un débat, comme on en a l’habitude dans ces colonnes.
« La Révolution nous a fait passer de l’autorité des princes de notre sang sous celle des marchands d’or » Charles Maurras, L’avenir de l’Intelligence.
De la civilité au développement : Historique d’une notion
Le terme de civilisation est vaste et très flou au point où il apparaît vite qu’il est plus facile à utiliser qu’à définir ; défaut propre à tous les mots généralisants et conceptuels. On peut historiquement le relier à une opposition terminologique entre la ville et la campagne, deux mondes séparés par leur « civilité ». Une notion largement influencée par la théorie de « l’Etat de nature », opposé à la « civilis », la politesse, le raffinement des mœurs, et qui pose déjà les fondements d’une progression linéaire et matérielle de la société. « Progrès » caractérisé matériellement par son urbanisme, ses valeurs, sa bienséance, et son économie. La vision libérale du monde portée au pinacle par les Lumières au XVIIIe siècle, y puise largement pour imaginer la notion de civilisation comme idéal universel, fruit de toute sorte de progrès : techniques, moraux et politiques, économiques (croissance).
Néanmoins à la fin du XVIIIe siècle, juste avant la « Grande Divergence » (Cf. Kenneth Pomeranz) entre une Europe chevauchant la locomotive de l’industrialisation et le reste du monde, le terme de civilisation est aussi employé au pluriel. Celui-ci définit justement les différentes apparences de la civilité, de sociétés avancées ayant développé également des codes, une politesse, des institutions politico-juridiques ainsi qu’une économie caractérisée par une division du travail et des techniques propres. Ces deux notions cohabiteront ensemble au XIXe siècle à l’ère des dernières découvertes.
Petit à petit, au XXe siècle, la civilisation et les civilisations sont incluses dans une vision de l’Histoire mûe par le progrès ; les différents stades des sociétés humaines évoluant vers un idéal de civilisation matériel et unique, dont le meilleur avatar est l’industrie. Une vision qui réunira capitalistes et communistes, libéraux et socialistes. Car le progrès technique est devenu l’incarnation de la puissance et de la domination et ainsi une garantie d’abondance et une promesse de richesse.
Enfin, surtout, tandis que le « grand désenchantement » (Max Weber) aboutit, que la science prend le pas sur la foi, que l’instituteur remplace le prêtre du village, le progrès et les machines envahissent l’espace, ont déjà bouleversé les mœurs, incarnant à eux seuls la victoire de la rationalité scientifique sur le sacré et la religiosité. En somme, aux églises et aux basiliques on substitue les gares, cathédrales d’acier et temples de la modernité.
Alors à l’heure de la décolonisation et de la consommation de masse, la civilisation devint cela, le « développement ». But global concernant tous les États du monde, tous les peuples, et a fortiori les pays sous-développés, c’est-à-dire inférieurs techniquement et économiquement, les deux critères définissant désormais le pays développé, montrant la voie du progrès vers un idéal de civilisation désormais purement matérielle. Et si ce développement peut être promu, voire apporté de différentes manières et accompagné de modèles politiques, le but reste le même. Que ce soit par le biais du socialisme voire du communisme ou du libéralisme politique et économique, l’objectif est celui du développement matériel (économique et technique).
Mais si le terme a évolué vers un sens purement matériel, celui-ci l’a toujours revêtu. La condition d’une civilité, de mœurs courtoises et codifiées est bien une certaine complexité sociale permise par une organisation de la nature et in fine par le progrès technique. Civiliser la nature permet de civiliser l’homme. Enfin, la technique est sans doute l’élément le plus marquant d’une civilisation, en ce qu’il s’agit des seuls indices flagrants et matériels de leurs dimensions intellectuelles, de leurs connaissances scientifiques et de leur croyance religieuse qu’elles laisseront exposées à la face des siècles après leur mort.
Ensuite ce qui différencie foncièrement les civilisations est leur substrat culturel, fondé sur une religion originale. Les civilisations sont le résultat de tous ces éléments dans des combinaisons qui leurs sont propres et émanant de leur terre et traditions locales.
La mort des civilisations
Aujourd’hui, la technologie a connecté les économies dans un rapport historique toujours asymétrique (logique de domination et de rapports de force entre les cultures au XIXe-XXe).
Les XIXe et le XXe se sont occupés d’homogénéiser le monde en l’occidentalisant, l’Europe s’étant dotée d’une industrie et de technologies largement supérieurs (permettant un accroissement spectaculaire de la population). Homogénéisation si bien accomplie à présent que les civilisations (au sens de blocs de civilités particulières) n’existent plus aujourd’hui.
Mais le mot lui, ayant perduré, s’est édulcoré pour définir des conglomérats flous et relativement cohérents, aux critères religieux et moraux, identitaires, ethniques, et historiques. Or ces différences ne sont en réalité que des reliques, des particularismes touristiques de cartes postales. Les économies connectées et la modernité occidentalisante ont homogénéisé les peuples et isolats culturels, si bien que les critères économiques, techniques et même politico-sociaux, piliers de nos sociétés, sont les mêmes. Ceux-ci sont tous inscrits dans la matrice occidentale du progrès. Les techniques sont les mêmes, les modèles théoriques et de référence ou de mesure sont les mêmes, les sciences sont un même langage et les signes scripturaux sont standardisés voire simplifiés pour rendre plus rapide leur écriture, les rendre plus lisibles et accessibles sur les appareils numériques. Le système économique n’est plus « fractionné » voire comportant des isolats, mais mondial et interdépendant, les corps sociaux traditionnels sont remplacés partout par la même division du travail, les arts et les sons, les concepts, les imaginaires et les mœurs, sont tous lisibles et connectés, et ne différent que légèrement. Or les civilisations sont des isolats autosuffisants en ressources et ont une cohérence propre et elles ne peuvent résister à une trop grande proximité matérielle qui les font se déverser au gré du marché les unes dans les autres sans aucune logique.
Une renaissance ?
Ce sombre tableau de la modernité, qui a voulu unifier les peuples par le marché en dissolvant leurs structures traditionnelles puis leur identité au nom de la paix et du progrès, peut paraitre comme une fatalité pour tous conservateurs.
Néanmoins l’espoir d’une renaissance de la Tradition, pas seulement comme folklore, mais réellement en tant que structure sociale et vision du monde, ne s’évanouit pas ici, au pied d’un monde libéral et globalisé contesté par des oppositions qui ne veulent pas sortir du système progressiste. Car si les civilisations, structures élaborées conditionnant chaque sphère de la société sont mortes, tuées par l’évolution matérielle de l’Homme, leur essence ne l’est pas. Les religions existent toujours. Elles sont les squelettes des civilisations, dont la chair a pourri. Et si elles peuvent se fragiliser, elles aussi avec le temps et l’indifférence, la soif de croyance de l’Homme reste toujours intacte. Et avec elle, le besoin inhérent de traditions, de mythes et de rites, qui gardera en vie le germe des civilisations.
Mais l’avenir sera-t-il favorable à cette indéfectible graine de la foi et du sacré ? Le futur même en ces temps troublés où l’espérance est au plus bas, reste partout envisagé sous le prisme du progrès, d’une attente de reprise de l’économie mondiale, d’un accroissement de l’importance des nouvelles technologies sur les sociétés. On nous dépeint un monde « vert » où des colons s’installeront sur Mars et dans lequel l’Homme sera à la fois augmenté artificiellement et assisté par des IA plus puissantes. Seule alternative à celui-ci : l’avenir Cyberpunk, type Blade Runner voire celui dépeint dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, mais qui restent tous ancrés sans exception au sein d’un même système de pensée.
Cependant même en admettant qu’un tel scénario devait se produire, que les cultures devaient définitivement disparaître sur l’autel du marché et que l’homme devait dans sa nature même, être modifié et réinventé, cela ne serait pas souhaitable.
D’autres part, nos modes de vies et nos sociétés complexes, décivilisées pour construire l’Homo economicus, ne sont non seulement pas souhaitables mais également pas tenables sur le long terme, en tant qu’elles nient la nature profonde de l’homme. Notre civilisation industrielle, la seule qui reste, globale et matérielle, finira par s’effondrer faute d’équilibres entre les sociétés et son environnement, en particulier ses ressources. Ici pourrait se poser, voire s’imposer, le vaste et complexe sujet de la décroissance et de la nature de la civilisation industrielle qui ne peut être exponentielle ni combler indéfiniment les problèmes nés du progrès par davantage de progrès. Ce thème devrait être explicité dans le cadre d’une réflexion ultérieure plus détaillée.
Hypothèses
Les « forces de l’argent » comme les appelle Maurras, ont largement assigné à un contrôle étroit les « forces du sang » (notamment dans les pays occidentaux), rendues dociles et inoffensives pour laisser toutes liberté au marché afin qu’il puisse tout englober, pour que tout et tous puissent se vendre et être achetés. Et si les velléités réactionnaires souhaitant se raccrocher à la chaîne des temps existent, elles ne remettent pas en cause le « progrès » et le développement, matrices de l’homme économique.
Mais cette situation a une issue des plus prévisibles. Le cycle libéral arrive déjà en bout de course pour enfin commencer à se rétracter avec l’apparition des limites de l’environnement et de la nature humaine. Les forces du sang si comprimées et niées soient-elles finiront par se déchaîner, peut-être, voire sans doute, dans une certaine barbarie, car il en est ainsi de la nature sous ses formes diverses lorsque celles-ci sont niées.
Cette conjoncture entre d’un côté un libéralisme en fin de course et l’irréductibilité des religions et des limites naturelles de notre monde et de nos êtres, pourrait potentiellement accoucher d’un nouveau cycle, « conservateur » celui-ci. L’implosion de la modernité ou sa progressive dégradation sous le poids de ses contradictions étouffantes pourrait alors mener à un retour à un mode de vie traditionnel et à la reconstitution de sociétés organiques sur les ruines des croyances fausses et individuelles. Seules les religions, croyances solides, véritables institutions organisées et communautaires ont la capacité de léguer un héritage assez important pour reconstituer des (et pas les) isolats de civilisation. De toutes nouvelles ou continuités des anciennes si le marché et ses connexions n’ont pas tout détruit.
Si la Tradition est une force riche d’enseignements, c’est elle qui nous permet raisonnablement de croire dans l’existence d’un équilibre, d’une harmonie nécessaire au cosmos, qui commande aux hommes la mesure. Les enseignements des Grecs nous ont appris le sort tragique destiné aux hommes enclins à l’hybris, avertissement funeste pour les fossoyeurs des civilisations. ■
Voir aussi de Laurent Làmi …
Les Émeutes « pour » Naël, ou la délinquance anti-française
L’Arabie Séoudite et le projet The Line
Au développement matériel, Benoit XVI opposait le « développement intégral », mais les sociétés vertueuses sont soumises au pouvoir de l’Argent. Le seul opposant à l’Argent, comme nous l’a appris Maurras, est le Sang. Si celui-ci ne désigne pas le dirigeant, nous resterons soumis à l’Argent par le biais du suffrage universel qui depuis De Gaulle, hélas, désigne directement le dirigeant, intelligent parfois, ambitieux, manipulateur, mais n’étant pas relié à son peuple par le Sang, il est toujours cosmopolite, européiste et mondialiste.
C’est très intéressant. Bien sûr, c’est une réflexion pour le long terme. Mais au fond qui le sait ? Entre la mort de Louis XVI et l’instauration du premier empire avec Bonaparte, il n’y a que 10 ans. Les deux évènements étaient aussi improbables l’un que l’autre. Et pourtant ils se sont produits sans qu’on aitpu les prévoir.
Sans doute, les cycles civilisationnels sont de plus longue durée que le déroulement des évènements politiques. Mais ils sont d’une portée beaucoup plus considérables. C’est d’eux que se compose la vraie Histoire disait, je crois, Berdiaeff. Ils sont à l’échelle de plusieurs générations, pas d’une vie humaine.
Bien vu. On ne peut se désintéresser ni du court terme, ni du long terme.