Cet article « décryptage » est paru dans Le Figaro du 10 avril. Il ne s’agit à sa lecture ni de juger, ni de se réjouir ou de s’inquiéter, mais simplement de prendre acte des évolutions en cours en Allemagne, comme données objectives. Le même journaliste a intitulé l’un de ses précédents papiers daté de Berlin : « La résistible poussée de l’extrême droite ». À vrai dire, il n’en sait rien pour le moyen ou long terme. Ce qui nous semble sûr, en revanche, est que l’Allemagne d’Adenauer, Kohl et Merkel, l’Allemagne rhénane, celle des compromis, des grandes coalitions, celle de la CDU et du SPD, homogène et bourgeoise, a vécu. La réunification de 1990 avec ses länder de l’Est, les problèmes croissants liés à l’immigration massive décrétée par Merkel, sa dénatalité, et aujourd’hui sa « panne » économique conjuguée à la crise ukrainienne, plus ressentie outre-Rhin qu’ici même, le tout ensemble fait entrer l’Allemagne, donc l’Europe, dans une ère d’incertitudes et de conflits où les statu quo ante n’auront plus cours. Les Français auraient raison de s’y intéresser.
DÉCRYPTAGE – L’organisation d’un rare duel télévisé, en Thuringe, entre un candidat de la CDU et son adversaire d’extrême droite relance le débat sur la meilleure façon de contrer cette formation.
Un duel télévisé entre un parti traditionnel et l’AfD? En Allemagne, cette pratique rompt avec les conventions de la vie politique nationale, où l’extrême droite est traditionnellement reléguée dans les marges. C’est ce tabou que va briser, jeudi soir, dans le Land de Thuringe, le candidat CDU aux élections régionales, Mario Voigt, qui affrontera sur les ondes son adversaire, Björn Höcke, le représentant de la branche radicale de l’Alternative für Deutschland. Bien que le débat soit retransmis sur une chaîne de faible audience, le représentant conservateur se voit accusé de donner une tribune à l’extrême droite.
«On ne parle pas aux nazis», estime Georg Maier, le président du SPD de Thuringe, dont le parti a mené campagne pour exhorter les électeurs à «se brancher» sur d’autres programmes. Ce dernier est également ministre de l’Intérieur du Land où l’AfD part favorite du scrutin du 1er septembre, avec la CDU comme principal challenger. Face à l’inexorable progression du parti radical de droite, récemment freinée par des révélations médiatiques, la classe politique allemande se divise sur la stratégie destinée à contrer l’ennemi commun.
«Une démocratie doit être en mesure de se défendre contre ses ennemis, et ceci par tous les moyens», estime Daniel Gunther, président CDU du Land de Schleswig-Holstein, jusqu’à prôner, le cas échéant, une dissolution de l’AfD. Certains dirigeants du parti conservateur critiquent la participation de leur collège Mario Voigt au débat télévisé. Le 11 avril, font-ils notamment remarquer, est le jour anniversaire de la libération des camps de concentration de Buchenwald et Mittelbau-Dora, tous deux situés en Thuringe.
L’histoire allemande rappelle que Hitler est arrivé au pouvoir par des voies démocratiques. Ses sympathisants ou nostalgiques, en concluent plusieurs politiques, doivent être combattus devant les tribunaux. Par la voie traditionnelle, le débatteur de l’AfD, Björn Höcke, épinglé pour ses sympathies néonazies, sera poursuivi le 18 avril par le tribunal de Halle pour avoir brandi lors d’un meeting, le slogan de la SA (sections d’assaut hitlériennes): «Tout pour l’Allemagne.» L’utilisation de signes nationaux-socialistes est sanctionnée par le code pénal.
Plus anecdotique, le député AfD de Thuringe, Stephan Brandner, a été condamné en référé par le tribunal de grande instance de Berlin à une amende de 15.000 euros pour avoir qualifié de «fasciste» une journaliste du Spiegel. Critique à l’égard de l’AfD, cette rédactrice avait elle-même, à l’origine, attribué au parti des «traits fascistes». Au nom de la liberté d’expression, ce dernier poursuit la procédure en appel.
«Le fait de porter plainte n’est pas un hobby et nous préférerions débattre et faire un peu plus de politique. Mais le fait est que nous sommes constamment attaqués et devons nous défendre», plaide au Figaro Stephan Brandner. Ce directeur parlementaire au Bundestag est lui-même menacé depuis quatre ans par une procédure en destitution de son poste de président de la commission des affaires juridiques qu’il occupait lors de la précédente législature.
La culture du compromis s’érode
L’affaire avait débuté après un tweet de l’intéressé s’étonnant des hommages rendus par la classe politique à la communauté juive après l’attentat de Halle. Bien qu’une synagogue eût été visée, les deux victimes étaient «allemandes», avait retenu Brandner, déclenchant un recours de ses adversaires parlementaires. Il leur a répliqué devant la Cour constitutionnelle. L’affaire est toujours pendante. Ses adversaires reprochent à l’AfD d’endosser le rôle de victime, au risque d’alimenter un cycle perpétuel de représailles juridiques. Dans la foulée des polémiques sur les projets de remigration attribués au parti, et des grandes manifestations de l’hiver, le Bundestag et les parlements régionaux tentent, par voie réglementaire, d’endiguer l’influence de l’AfD au sein de ces assemblées, en présentant celui-ci comme ennemi de la constitution.
Associés à la CDU (opposition), les trois partis membres de la coalition (SPD, Verts et FDP) négocient un projet de loi visant à protéger l’indépendance de la Cour constitutionnelle face à une possible offensive de l’extrême droite. Une interdiction visant à l’empêcher d’occuper une présidence de commission est également sur la table.
Mais dans d’autres lieux, la culture bipartisane du compromis s’érode. Au Parlement de Thuringe, le comité du renseignement, issu du scrutin de 2019, n’a toujours pas siégé: aucun accord transpartisan n’a permis de désigner un candidat de substitution à celui de l’AfD, dont le vote avait été bloqué. En Bavière, la Cour constitutionnelle n’est sortie de sa paralysie qu’une fois que le parti dominant (CSU) a accepté la nomination dans l’institution de deux juges honoraires AfD. Ces derniers avaient été photographiés lors d’une attaque antivaccin menée contre le Bundestag en août 2020.
«Les ennemis de notre Constitution n’ont rien à faire dans une Cour constitutionnelle», a dénoncé le chef de la fraction des Verts au Parlement régional, Jürgen Mistol. «Il est temps de dépolitiser la Cour constitutionnelle, dont les membres sont désignés en coulisses par les partis traditionnels», réplique Stephan Brandner.
À un degré supérieur, l’AfD a fait appel, dans un procès très médiatisé, d’une décision du service de protection de la Constitution – autrement dit les services de renseignements – de placer le parti «sous surveillance». Au-delà, l’hypothèse radicale d’une interdiction de l’AfD est toujours d’actualité, mais reste très controversée parmi les juristes. En 2017, la Cour constitutionnelle avait rejeté une demande en ce sens visant l’autre parti d’extrême droite NPD. Les juges de Karlsruhe avaient admis que cette formation menaçait par principe l’ordre constitutionnel mais ils lui niaient la capacité électorale de concrétiser cette menace. «En Allemagne comme en France, on ne peut pas interdire un parti sous prétexte qu’il professe des idées d’extrême droite. On peut lui retirer des financements mais on ne peut pas lui interdire ses électeurs. C’est pourquoi nous devons d’abord reconquérir ces derniers grâce à un argumentaire convaincant. Nous devons combattre l’AfD politiquement», conclut le directeur parlementaire du groupe FDP au Bundestag, Stephan Thomae.
Le parlementaire bavarois critique néanmoins la forme du duel, privilégiée dans la Thuringe voisine. «Quand on discute spécifiquement avec un interlocuteur, on envoie un signal qui peut être mal interprété.» Difficile, donc, de stopper un concurrent comme Björn Höcke, le leader local de l’AfD, crédité de 30 % des voix, quand bien même ce dernier manifeste des sympathies néonazies. ■