Enfin, voici la sortie des sœurs, tant attendue par Ramuntcho ; avec elles s’avancent Gracieuse et sa mère Dolorès, qui est encore en grand deuil de veuve, la figure insensible sous un béguin noir, fermé d’un voile de crêpe.
Que peut-elle avoir, cette Dolorès, à comploter avec la Bonne-Mère ? – Ramuntcho les sachant ennemies, ces deux femmes, s’étonne et s’inquiète aujourd’hui de les voir marcher côte à côte. À présent, voici même qu’elles s’arrêtent pour causer à l’écart, tant ce qu’elles disent est sans doute important et secret ; leurs pareils béguins noirs, débordants comme des capotes de voiture, se rapprochent jusqu’à se toucher, et elles se parlent à couvert là-dessous ; chuchotement de fantômes, dirait-on, à l’abri d’une espèce de petite voûte noire… Et Ramuntcho a le sentiment de quelque chose d’hostile qui commencerait à se tramer là contre lui, entre ces deux béguins méchants…
Quand le colloque est fini, il s’avance, touche son béret pour un salut, gauche et timide tout à coup devant cette Dolorès, dont il devine le dur regard sous le voile. Cette femme est la seule personne au monde qui ait le pouvoir de le glacer, et, jamais ailleurs qu’en sa présence, il ne sent peser sur lui la tare d’être un enfant de père inconnu, de ne porter d’autre nom que celui de sa mère.
Aujourd’hui cependant, à sa grande surprise, elle est plus accueillante que de coutume et dit d’une voix presque aimable : « Bonjour, mon garçon ! » Alors il passe près de Gracieuse, pour lui demander avec une anxiété brusque :
– Ce soir, à huit heures, dis, on se trouvera sur la place, pour danser ?
Depuis quelque temps, chaque dimanche nouveau ramenait pour lui cette même frayeur, d’être privé de danser le soir avec elle. Or, dans la semaine, il ne la voyait presque plus jamais. À présent qu’il se faisait homme, c’était pour lui la seule occasion de la ressaisir un peu longuement, ce bal sur l’herbe de la place, au clair des étoiles ou de la lune.
Ils avaient commencé de s’aimer depuis tantôt cinq années, Ramuntcho et Gracieuse, étant encore tout enfants. Et ces amours-là, quand par hasard l’éveil des sens les confirme au lieu de les détruire, deviennent dans les jeunes têtes quelque chose de souverain et d’exclusif.
Ils n’avaient d’ailleurs jamais songé à se dire cela entre eux, tant ils le savaient bien ; jamais ils n’avaient parlé ensemble de l’avenir, qui, cependant, ne leur apparaissait pas possible l’un sans l’autre. Et l’isolement de ce village de montagne où ils vivaient, peut-être aussi l’hostilité de Dolorès à leurs naïfs projets inexprimés, les rapprochaient plus encore…
– Ce soir à huit heures, dis, on se trouvera sur la place pour danser ?
– Oui… répond la petite fille très blonde, levant sur son ami des yeux de tristesse un peu effarée en même temps que de tendresse ardente.
– Mais sûr ? demande à nouveau Ramuntcho, inquiet de ces yeux-là.
– Oui, sûr !
Alors, il est tranquillisé encore pour cette fois, sachant que, si Gracieuse a dit et voulu quelque chose, on y peut compter. Et tout de suite, le temps lui paraît plus beau, le dimanche plus amusant, la vie plus charmante…
Le dîner maintenant appelle les Basques dans les maisons ou les auberges, et, sous l’éclat un peu morne du soleil de midi, le village semble bientôt désert.
Ramuntcho, lui, se rend à la cidrerie que les contrebandiers et les joueurs de pelote fréquentent ; là, il s’attable, le béret toujours en visière sur le front, avec tous ses amis retrouvés : Arrochkoa, Florentino, deux ou trois autres de la montagne, et le sombre Itchoua, leur chef à tous.
On leur prépare un repas de fête, avec des poissons de la Nivelle, du jambon et des lapins. Sur le devant de la salle vaste et délabrée, près des fenêtres, les tables, les bancs de chêne sur lesquels ils sont assis ; au fond, dans la pénombre, les tonneaux énormes, remplis de cidre nouveau.
Dans cette bande de Ramuntcho, qui est là au complet sous l’œil perçant de son chef, règne une émulation d’audace et un réciproque dévouement de frères ; durant les courses nocturnes surtout, c’est à la vie à la mort entre eux tous.
Accoudés lourdement, engourdis dans le bien-être de s’asseoir après les fatigues de la nuit et concentrés dans l’attente d’assouvir leur faim robuste, ils restent silencieux d’abord, relevant à peine la tête pour regarder, à travers les vitres, les filles qui passent. Deux sont très jeunes, presque des enfants comme Raymond : Arrochkoa et Florentino. Les autres ont, comme Itchoua, de ces visages durcis, de ces yeux embusqués sous l’arcade frontale qui n’indiquent plus aucun âge ; leur aspect cependant décèle bien tout un passé de fatigues, dans l’obstination irraisonnée de faire ce métier de contrebande qui aux moins habiles rapporte à peine du pain.
Puis, réveillés peu à peu par les mets fumants, par le cidre doux, voici qu’ils causent ; bientôt leurs mots s’entrecroisent légers, rapides et sonores, avec un roulement excessif des r. Ils parlent et s’égayent, en leur mystérieuse langue, d’origine si inconnue, qui, aux hommes des autres pays de l’Europe, semble plus lointaine que du mongolien ou du sanscrit. Ce sont des histoires de nuit et de frontière, qu’ils se disent, des ruses nouvellement inventées et d’étonnantes mystifications de carabiniers espagnols. Itchoua, lui, le chef, écoute plutôt qu’il ne parle ; on n’entend que de loin en loin vibrer sa voix profonde de chantre d’église. Arrochkoa, le plus élégant de tous, détonne un peu à côté des camarades de la montagne (à l’état civil, il s’appelait Jean Detcharry, mais n’était connu que sous ce surnom porté de père en fils par les aînés de sa famille, depuis ses ancêtres lointains). Contrebandier par fantaisie, celui-là, sans nécessité aucune, et possédant de bonnes terres au soleil ; le visage frais et joli, la moustache blonde retroussée à la mode des chats, l’œil félin aussi, l’œil caressant et fuyant ; attiré par tout ce qui réussit, tout ce qui amuse, tout ce qui brille ; aimant Ramuntcho pour ses triomphes au jeu de paume, et très disposé à lui donner la main de sa sœur Gracieuse, ne fut-ce que pour faire opposition à sa mère Dolorès. Et Florentino, l’autre grand ami de Raymond, est, au contraire, le plus humble de la bande ; un athlétique garçon roux, au front large et bas, aux bons yeux de résignation douce comme ceux des bêtes de labour ; sans père ni mère, ne possédant au monde qu’un costume râpé et trois chemises de coton rose ; d’ailleurs, uniquement amoureux d’une petite orpheline de quinze ans, aussi pauvre que lui et aussi primitive.
Voici enfin Itchoua qui daigne parler à son tour. Il conte, sur un ton de mystère et de confidence, certaine histoire qui se passa au temps de sa jeunesse, par une nuit noire, sur le territoire espagnol, dans les gorges d’Andarlaza. Appréhendé au corps par deux carabiniers, au détour d’un sentier d’ombre, il s’était dégagé en tirant son couteau pour le plonger au hasard dans une poitrine : une demi-seconde, la résistance de la chair, puis, crac ! la lame brusquement entrée, un jet de sang tout chaud sur sa main, l’homme tombé, et lui, en fuite dans les rochers obscurs…
Et la voix qui prononce ces choses avec une implacable tranquillité est bien celle-là même qui, depuis des années, chante pieusement chaque dimanche la liturgie dans la vieille église sonore, – tellement qu’elle semble en retenir un caractère religieux et presque sacré !…
– Dame ! quand on est pris, n’est-ce pas ?… – ajoute le conteur, en les scrutant tous de ses yeux redevenus perçants, – quand on est pris, n’est-ce pas ?… Qu’est-ce que c’est que la vie d’un homme dans ces cas-là ? Vous n’hésiteriez pas non plus, je pense bien, vous autres, si vous étiez pris ?…
– Bien sûr, répond Arrochkoa sur un ton d’enfantine bravade, bien sûr ! dans ces cas-là, pour la vie d’un carabinero, hésiter !… Ah ! par exemple !…
Le débonnaire Florentino, lui, détourne ses yeux désapprobateurs : il hésiterait, lui ; il ne tuerait pas, cela se devine à son expression même.
– N’est-ce pas ? répète encore Itchoua, en dévisageant cette fois Ramuntcho d’une façon particulière ; n’est-ce pas, dans ces cas-là, tu n’hésiterais pas, toi non plus, hein ?
– Bien sûr, répond Ramuntcho avec soumission, oh ! non, bien sûr…
Mais son regard, comme celui de Florentino, s’est détourné. Une terreur lui vient de cet homme, de cette impérieuse et froide influence déjà si complètement subie ; tout un côté doux et affiné de sa nature, s’éveille, s’inquiète et se révolte.
D’ailleurs, un silence a suivi l’histoire, et Itchoua, mécontent de ses effets, propose de chanter pour changer le cours des idées.
Le bien-être tout matériel des fins de repas, le cidre qu’on a bu, les cigarettes qu’on allume et les chansons qui commencent, ramènent vite la joie confiante dans ces têtes d’enfants. Et puis, il y a parmi la bande les deux frères Iragola, Marcos et Joachim, jeunes hommes de la montagne au-dessus de Mendiazpi, qui sont des improvisateurs renommés dans le pays d’alentour, et c’est plaisir de les entendre, sur n’importe quel sujet, composer et chanter de si jolis vers. ■ (À suivre)