– Voyons, dit Itchoua, toi, Marcos, tu serais un marin qui veut passer sa vie sur l’Océan et chercher fortune aux Amériques ; toi, Joachim, tu serais un laboureur qui préfère ne pas quitter son village et sa terre d’ici. Et, en alternant, tantôt l’un, tantôt l’autre, tous deux vous discuterez, en couplets de longueur égale, les plaisirs de votre métier, sur l’air… sur l’air d’Iru damacho. Allez !
Ils se regardent, les deux frères, à demi tournés l’un vers l’autre sur le banc de chêne où il sont assis ; un instant de songerie, pendant lequel une imperceptible agitation des paupières trahit seule le travail qui se fait dans leurs têtes ; puis, brusquement Marcos, l’aîné, commence, et ils ne s’arrêteront plus. Avec leurs joues rasées, leurs beaux profils, leurs mentons qui s’avancent, un peu impérieux, au-dessus des muscles puissants du cou, ils rappellent, dans leur immobilité grave, ces figures que l’on voit sur les médailles romaines. Ils chantent avec un certain effort du gosier, comme les muezzins des mosquées, en des tonalités hautes. Quand l’un a fini son couplet, sans une seconde d’hésitation ni de silence, l’autre reprend ; de plus en plus leurs esprits s’animent et s’échauffent, ils semblent deux inspirés. Autour de la table des contrebandiers, beaucoup d’autres bérets se sont groupés et on écoute avec admiration les choses spirituelles ou sensées que les deux frères savent dire, avec toujours la cadence et la rime qu’il faut.
Vers la vingtième strophe enfin, Itchoua les interrompt pour les faire reposer, et il commande d’apporter du cidre encore.
– Mais comment avez-vous appris, demande Ramuntcho aux Iragola ; comment cela vous est-il venu ?
– Oh ! répond Marcos, d’abord c’est de famille, comme tu dois savoir. Notre père, notre grand-père ont été des improvisateurs qu’on aimait entendre dans toutes les fêtes du pays basque, et notre mère aussi était la fille d’un grand improvisateur du village de Lesaca. Et puis chaque soir, en ramenant nos bœufs ou en trayant nos vaches, nous nous exerçons, ou bien encore au coin du feu durant les veillées d’hiver. Oui, chaque soir, nous composons ainsi, sur des sujets que l’un ou l’autre imagine, et c’est notre plaisir à tous deux…
Mais, quand vient pour Florentino son tour de chanter, lui qui ne sait que les vieux refrains de la montagne, entonne en fausset d’arabe la complainte de la fileuse de lin ; alors Ramuntcho, qui l’avait chantée la veille dans le crépuscule d’automne, revoit le ciel enténébré d’hier, les nuées pleines de pluie, le char à bœufs descendant tout en bas, dans un vallon mélancolique et fermé, vers une métairie solitaire… et subitement l’angoisse inexpliquée lui revient, la même qu’il avait déjà eue ; l’inquiétude de vivre et de passer ainsi, toujours dans ces mêmes villages, sous l’oppression de ces mêmes montagnes ; la notion et le confus désir des ailleurs ; le trouble des inconnaissables lointains… Ses yeux, devenus atones et fixes, regardent en dedans ; pour quelques étranges minutes, il se sent exilé, sans comprendre de quelle patrie, déshérité, sans savoir de quoi, triste jusqu’au fond de l’âme ; entre lui et les hommes qui l’entourent se sont dressées tout à coup d’irréductibles dissemblances héréditaires…
Trois heures. C’est l’heure où finissent les vêpres chantées, dernier office du jour ; l’heure où sortent de l’église, dans un recueillement grave comme celui du matin, toutes les mantilles de drap noir cachant les jolis cheveux des filles et la forme de leur corsage, tous les bérets de laine pareillement abaissés sur les figures rasées des hommes, sur leurs yeux vifs ou sombres, plongés encore dans le songe des vieux temps.
C’est l’heure où vont commencer les jeux, les danses, la pelote et le fandango. Tout cela traditionnel et immuable.
La lumière du jour se fait déjà plus dorée, on sent le soir venir. L’église, subitement vide, oubliée, où persiste l’odeur de l’encens, s’emplit de silence, et les vieux ors des fonds brillent mystérieusement au milieu de plus d’ombre ; du silence aussi se répand alentour, sur le tranquille enclos des morts, où les gens, cette fois, sont passés sans s’arrêter, dans la hâte de se rendre ailleurs.
Sur la place du jeu de paume, on commence à arriver de partout, du village même et des hameaux voisins, des maisonnettes de bergers ou de contrebandiers qui perchent là-haut, sur les âpres montagnes. Des centaines de bérets basques, tous semblables, sont à présent réunis, prêts à juger des coups en connaisseurs, à applaudir ou à murmurer ; ils discutent les chances, commentent la force des joueurs et arrangent entre eux de gros paris d’argent. Et des jeunes filles, des jeunes femmes s’assemblent aussi, n’ayant rien de nos paysannes des autres provinces de France, élégantes, affinées, la taille gracieuse et bien prise dans des costumes de formes nouvelles ; quelques-unes portant encore sur le chignon le foulard de soie, roulé et arrangé comme une petite calotte ; les autres, tête nue, les cheveux disposés de la manière la plus moderne ; d’ailleurs, jolies pour la plupart, avec d’admirables yeux et de très longs sourcils… Celte place, toujours solennelle et en temps ordinaire un peu triste, s’emplit aujourd’hui dimanche d’une foule vive et gaie.
Le moindre hameau, en pays basque, a sa place pour le jeu de paume, grande, soigneusement tenue, en général près de l’église, sous des chênes.
Mais ici, c’est un peu le centre, et comme le conservatoire des joueurs français, de ceux qui deviennent célèbres, tant aux Pyrénées qu’aux Amériques, et que, dans les grandes parties internationales, on oppose aux champions d’Espagne. Aussi la place est-elle particulièrement belle et pompeuse, surprenante en un village si perdu. Elle est dallée de larges pierres, entre lesquelles des herbes poussent, accusant sa vétusté et lui donnant un air d’abandon. Des deux côtés s’étendent, pour les spectateurs, de longs gradins, – qui sont en granit rougeâtre de la montagne voisine et, en ce moment, tout fleuris de scabieuses d’automne. – Et au fond, le vieux mur monumental se dresse, contre lequel les pelotes viendront frapper ; il a un fronton arrondi, qui semble une silhouette de dôme, et porte cette inscription à demi effacée par le temps : « Blaidka haritzea debakatua. » (Il est défendu de jouer au blaid.)
C’est au blaid cependant que va se faire la partie du jour ; mais l’inscription vénérable remonte au temps de la splendeur du jeu national, dégénéré à présent comme dégénèrent toutes choses ; elle avait été mise là pour conserver la tradition du rebot, un jeu plus difficile, exigeant plus d’agilité et de force, et qui ne s’est guère perpétué que dans la province espagnole de Guipuzcoa.
Tandis que les gradins s’emplissent toujours, elle reste vide encore, la place dallée que verdissent les herbes, et qui a vu, depuis les vieux temps, sauter et courir les lestes et les vigoureux de la contrée. Le beau soleil d’automne, à son déclin, l’échauffe et l’éclaire. Çà et là quelques grands chênes s’effeuillent au-dessus des spectateurs assis. On voit là-bas la haute église et les cyprès, tout le recoin sacré, d’où les saints et les morts semblent de loin regarder, protéger les joueurs, s’intéresser à ce jeu qui passionne encore toute une race et la caractérise…
Enfin ils entrent dans l’arène, les pelotaris, les six champions parmi lesquels il en est un en soutane, le vicaire de la paroisse. Avec eux, quelques autres personnages : le crieur qui, dans un instant, va chanter les coups ; les cinq juges, choisis parmi des connaisseurs de villages différents, pour intervenir dans les cas de litige, et quelques autres portant des espadrilles et des pelotes de rechange. À leur poignet droit, les joueurs attachent avec des lanières une étrange chose d’osier qui semble un grand ongle courbe leur allongeant de moitié l’avant-bras : c’est avec ce gant (fabriqué en France par un vannier unique du village d’Ascain) qu’il va falloir saisir, lancer et relancer la pelote, – une petite balle de corde serrée et recouverte en peau de mouton, qui est dure comme une boule de bois.
Maintenant ils essaient leurs balles, choisissent les meilleures, dégourdissent, par de premiers coups qui ne comptent pas, leurs bras d’athlètes. Puis, ils enlèvent leur veste, pour aller chacun la confier à quelque spectateur de prédilection ; Ramuntcho, lui, porte la sienne à Gracieuse, assise au premier rang, sur le gradin d’en bas. Et, sauf le prêtre qui jouera entravé dans sa robe noire, les voilà tous en tenue de combat, le torse libre dans une chemise de cotonnade rose ou bien moulé sous un léger maillot de fil.
Les assistants les connaissent bien, ces joueurs ; dans un moment, ils s’exciteront pour ou contre eux et vont frénétiquement les interpeller, comme on fait aux toréadors.
En cet instant, le village s’anime tout entier de l’esprit des temps anciens ; dans son attente du plaisir, dans sa vie, dans son ardeur, il est très basque et très vieux, – sous la grande ombre de la Gizune, la montagne surplombante, qui y jette déjà un charme de crépuscule.
Et la partie commence, au mélancolique soir. La balle, lancée à tour de bras, se met à voler, frappe le mur à grands coups secs, puis rebondit et traverse l’air avec la vitesse d’un boulet.
Ce mur du fond, arrondi comme un feston de dôme sur le ciel, s’est peu à peu couronné de têtes d’enfants, – petits Basques, petits bérets, joueurs de paume de l’avenir, qui tout à l’heure vont se précipiter, comme un vol d’oiseaux, pour ramasser la balle, chaque fois que, trop haut lancée, elle dépassera la place et filera là-bas dans les champs.
La partie graduellement s’échauffe, à mesure que les bras et les jarrets se délient, dans une ivresse de mouvement et de vitesse. Déjà on acclame Ramuntcho. Et le vicaire aussi sera l’un des beaux joueurs de la journée, étrange à voir avec ses sauts de félin et ses gestes athlétiques, emprisonnés dans sa robe de prêtre. ■ (À suivre)