Ainsi est la règle du jeu : quand un champion de l’un des camps laisse tomber la balle, c’est un point de gagné pour le camp adverse, – et l’on joue d’ordinaire en soixante. – Après chaque coup, le crieur attitré chante à pleine voix, en sa langue millénaire : « Le but1 a tant, le refil2 a tant, messieurs ! » Et sa longue clameur se traîne au-dessus du bruit de la foule qui approuve ou murmure.
Sur la place, la zone dorée et rougie de soleil, diminue, s’en va, mangée par l’ombre ; de plus en plus, le grand écran de la Gizune domine tout, semble enfermer davantage, dans ce petit recoin de monde à ses pieds, la vie très particulière et l’ardeur de ces montagnards, – qui sont les débris d’un peuple très mystérieusement unique, sans analogue parmi les peuples. – Elle marche et envahit en silence, l’ombre du soir, bientôt souveraine ; au loin seulement quelques cimes, encore éclairées au-dessus de tant de vallées rembrunies, sont d’un violet lumineux et rose.
Ramuntcho joue comme, de sa vie, il n’avait encore jamais joué ; il est à l’un de ces instants où l’on croit se sentir retrempé de force, léger, ne pesant plus rien, et où c’est une pure joie de se mouvoir, de détendre ses bras, de bondir. Mais Arrochkoa faiblit, le vicaire deux ou trois fois s’entrave dans sa soutane noire, et le camp adverse, d’abord distancé, peu à peu se rattrape ; alors, en présence de cette partie disputée si vaillamment, les clameurs redoublent et des bérets s’envolent, jetés en l’air par des mains enthousiastes.
Maintenant les points sont égaux de part et d’autre ; le crieur annonce trente pour chacun des camps rivaux et il chante ce vieux refrain qui est de tradition immémoriale en pareil cas : « Les paris en avant ! Payez à boire aux juges et aux joueurs ! » – C’est le signal d’un instant de repos, pendant qu’on apportera du vin dans l’arène, aux frais de la commune. Les joueurs s’asseyent, et Ramuntcho va prendre place à côté de Gracieuse, qui jette sur ses épaules trempées de sueur la veste dont elle était gardienne. Ensuite, il demande à sa petite amie de vouloir bien desserrer les lanières qui tiennent le gant de bois, d’osier et de cuir à son bras rougi. Et il se repose dans la fierté de son succès, ne rencontrant que des sourires d’accueil sur les visages des filles qu’il regarde. Mais il voit aussi là-bas, du côté opposé au mur des joueurs, du côté de l’obscurité qui s’avance, l’ensemble archaïque des maisons basques, la petite place du village avec ses porches blanchis à la chaux et ses vieux platanes taillés, puis le clocher massif de l’église, et, plus haut que tout, dominant tout, écrasant tout, la masse abrupte de la Gizune d’où vient tant d’ombre, d’où descend sur ce village perdu une si hâtive impression de soir… Vraiment elle enferme trop, cette montagne, elle emprisonne, elle oppresse… Et Ramuntcho, dans son juvénile triomphe, est troublé par le sentiment de cela, par cette furtive et vague attirance des ailleurs si souvent mêlée à ses peines et à ses joies…
La partie à présent se continue, et ses pensées se perdent dans la griserie physique de recommencer la lutte. D’instant en instant, clac ! toujours le coup de fouet des pelotes, leur bruit sec contre le gant qui les lance ou contre le mur qui les reçoit, leur même bruit donnant la notion de toute la force déployée… Clac ! elle fouettera jusqu’à l’heure du crépuscule, la pelote, animée furieusement par des bras puissants et jeunes. Parfois les joueurs, d’un heurt terrible, l’arrêtent au vol, d’un heurt à briser d’autres muscles que les leurs. Le plus souvent, sûrs d’eux-mêmes, ils la laissent tranquillement toucher terre, presque mourir : on dirait qu’ils ne l’attraperont jamais : et clac ! elle repart cependant, prise juste à point, grâce à une merveilleuse précision de coup d’œil, et s’en va refrapper le mur, toujours avec sa vitesse de boulet… Quand elle s’égare sur les gradins, sur l’amas des bérets de laine et des jolis chignons noués d’un foulard de soie, toutes les têtes alors, tous les corps s’abaissent comme fauchés par le vent de son passage : c’est qu’il ne faut pas la toucher, l’entraver, tant qu’elle est vivante et peut encore être prise ; puis, lorsqu’elle est vraiment perdue, morte, quelqu’un des assistants se fait honneur de la ramasser et de la relancer aux joueurs, d’un coup habile qui la remette à portée de leurs mains.
Le soir tombe, tombe, les dernières couleurs d’or s’épandent avec une mélancolie sereine sur les plus hautes cimes du pays basque. Dans l’église désertée, les profonds silences doivent s’établir, et les images séculaires se regarder seules à travers l’envahissement de la nuit… Oh ! la tristesse des fins de fête, dans les villages très isolés, dès que le soleil s’en va !…
Cependant Ramuntcho de plus en plus est le grand triomphateur. Et les applaudissements, les cris, doublent encore sa hardiesse heureuse ; chaque fois qu’il fait un quinze3, les hommes, debout maintenant sur les vieux granits étages du pourtour, l’acclament avec une méridionale fureur…
Le dernier coup, le soixantième point… Il est pour Ramuntcho et voici la partie gagnée !
Alors, c’est un subit écroulement dans l’arène, de tous les bérets qui garnissaient l’amphithéâtre de pierre ; ils se pressent autour des joueurs, qui viennent de s’immobiliser tout à coup dans des attitudes lassées. Et Ramuntcho desserre les courroies de son gant au milieu d’une foule d’expansifs admirateurs ; de tous côtés, de braves et rudes mains s’avancent afin de serrer la sienne, ou de frapper amicalement sur son épaule.
– As-tu parlé à Gracieuse pour danser ce soir ? lui demande Arrochkoa, qui, à cet instant, ferait pour lui tout au monde.
– Oui, à la sortie de la messe, je lui ai parlé… Elle m’a promis.
– Ah ! à la bonne heure ! C’est que j’avais crainte que la mère… Oh ! mais, j’aurais arrangé ça, moi, dans tous les cas, tu peux me croire.
Un robuste vieillard, aux épaules carrées, aux mâchoires carrées, au visage imberbe de moine, devant lequel on se range par respect, s’approche aussi : c’est Haramburu, un joueur du temps passé, qui fut célèbre, il y a un demi-siècle, aux Amériques pour le jeu de rebot, et qui y gagna une petite fortune. Ramuntcho rougit de plaisir, en s’entendant complimenter par ce vieil homme difficile. Et là-bas, debout sur les gradins rougeâtres qui achèvent de se vider, parmi les herbes longues et les scabieuses de novembre, sa petite amie qui s’en va, suivie d’un groupe de jeunes filles, se retourne pour lui sourire, pour lui envoyer de la main un gentil adios à la mode espagnole. Il est un jeune dieu, en ce moment, Ramuntcho ; on est fier de le connaître, d’être de ses amis, d’aller lui chercher sa veste, de lui parler, de le toucher.
Maintenant, avec les autres pelotaris, il se rend à l’auberge voisine, dans une chambre où sont déposés leurs vêtements de rechange à tous et où des amis soigneux les accompagnent pour essuyer leurs torses trempés de sueur.
Et, l’instant d’après, sa toilette faite, élégant dans une chemise toute blanche, le béret de côté et crânement mis, il sort sur le seuil de la porte, sous les platanes taillés en berceau, pour jouir encore de son succès, voir encore passer des gens, continuer de recueillir des compliments et des sourires.
C’est tout à fait le déclin du jour automnal, c’est le vrai soir à présent. Dans l’air tiède, des chauves-souris glissent. Les uns après les autres partent les montagnards des environs ; une dizaine de carrioles s’attellent, allument leur lanterne, s’ébranlent avec des tintements de grelots, puis disparaissent, par les petites routes ombreuses des vallées, vers les hameaux éloignés d’alentour. Au milieu de la pénombre limpide, on distingue les femmes, les filles jolies, assises sur les bancs, devant les maisons, sous les voûtes arrangées des platanes ; elles ne sont plus que des formes claires, leurs costumes du dimanche font dans le crépuscule des taches blanches, des taches roses, – et cette tache bleu pâle, tout là-bas, que Ramuntcho regarde, c’est la robe neuve de Gracieuse… Au-dessus de tout, emplissant le ciel, la Gizune gigantesque, confuse et sombre, est comme le centre et la source des ténèbres, peu à peu épandues sur les choses. Et à l’église, voici que tout à coup sonnent les pieuses cloches, rappelant aux esprits distraits l’enclos des tombes, les cyprès autour du clocher, et tout le grand mystère du ciel, de la prière, de l’inévitable mort.
Oh ! la tristesse des fins de fête, dans les villages très isolés, quand le soleil n’éclaire plus, et quand c’est l’automne !…
Ils savent bien, ces gens si ardents tout à l’heure aux humbles plaisirs de la journée, que dans les villes il y a d’autres fêtes plus brillantes, plus belles et moins vite finies ; mais ceci, c’est quelque chose d’à part ; c’est la fête du pays, de leur propre pays, et rien ne leur remplace ces furtifs instants, auxquels, tant de jours à l’avance, ils avaient songé… Des fiancés, des amoureux, qui vont repartir, chacun de son côté, vers les maisons éparses au flanc des Pyrénées, des couples qui demain reprendront leur vie monotone et rude, se regardent avant de se séparer, se regardent au soir qui tombe, avec des yeux de regret qui disent : « Alors, c’est déjà fini ? alors, c’est tout ?… »
V
Huit heures du soir. Ils ont dîné à la cidrerie, tous les joueurs, sauf le vicaire, sous le patronage d’Itchoua ; ils ont flâné longuement ensuite, alanguis dans la fumée des cigarettes de contrebande et écoutant les improvisations merveilleuses des deux frères Iragola, de la montagne de Mendiazpi, – tandis que dehors, dans la rue, les filles, par petits groupes se donnant le bras, venaient regarder aux fenêtres, s’amuser à suivre, sur les vitres enfumées, les ombres rondes de toutes ces têtes d’hommes coiffés de bérets pareils…
Maintenant, sur la place, l’orchestre de cuivre joue les premières mesures du fandango, et les jeunes garçons, les jeunes filles, tous ceux du village et quelques-uns aussi de la montagne qui sont restés pour danser, accourent par bandes impatientes. Il y en a qui dansent déjà dans le chemin, pour ne rien perdre, qui arrivent en dansant. ■ (À suivre)
1 Le but, c’est le camp qui, après tirage au sort, a joué le premier au commencement de la partie.
2 Le refil, le camp opposé à celui du but.
3 Il serait trop long d’expliquer cette expression : faire un quinze, qui signifie : faire un point. C’est une façon de compter du jeu de rebot, qui s’est conservée dans le jeu de blaid.