DEUXIÈME PARTIE
I
Trois ans ont passé, rapides.
Franchita est seule chez elle, malade et couchée, au déclin d’un jour de novembre. – Et c’est le troisième automne, depuis le départ de son fils.
Dans ses mains brûlantes de fièvre, elle tient une lettre de lui, une lettre qui aurait dû n’apporter que de la joie sans nuage, puisqu’elle annonce son retour, mais qui lui cause au contraire des sentiments tourmentés, car le bonheur de le revoir s’empoisonne à présent de tristesses, d’inquiétudes surtout, d’inquiétudes affreuses…
Oh ! elle avait eu un pressentiment bien juste du sombre avenir, le soir où, revenant de l’accompagner sur la route du départ, elle était rentrée chez elle si angoissée, après cette sorte de défi jeté à Dolorès en pleine rue : c’était cruellement vrai que, cette fois-là, elle avait a tout jamais brisé la vie de son fils !…
Des mois d’attente et de calme apparent avaient cependant suivi cette scène, tandis que Raymond, très loin du pays, faisait ses premières armes. Puis, un jour, un riche épouseur s’était présenté pour Gracieuse et celle-ci, au su de tout le village, l’avait obstinément refusé malgré la volonté de Dolorès. Alors, elles étaient subitement parties toutes deux, la mère et la fille, sous prétexte de visite à des parents du Haut-Pays ; mais le voyage s’était prolongé ; un mystère de plus en plus singulier avait enveloppé cette absence, – et tout à coup le bruit s’était répandu que Gracieuse faisait son noviciat chez les sœurs de Sainte-Marie-du-Rosaire, dans un couvent de Gascogne où l’ancienne Bonne-Mère d’Etchézar était dame abbesse !…
Dolorès avait reparu seule dans son logis, muette, l’air mauvais et désolé. Personne n’avait su quelles pressions s’étaient exercées sur la petite aux cheveux d’or, ni comment les portes lumineuses de la vie avaient été fermées devant elle, comment elle s’était laissé murer dans ce tombeau ; mais, sitôt les délais strictement accomplis, sans que son frère même eût pu la revoir, elle avait prononcé là-bas ses vœux, – pendant que Raymond, dans une lointaine guerre de colonie, toujours loin des courriers de France, au milieu des forêts d’une île australe, gagnait ses galons de sergent et la médaille militaire.
Franchita avait eu presque peur qu’il ne rentrât jamais au pays, son fils… Mais enfin, voici qu’il allait revenir ! Entre ses doigts, amaigris et chauds, elle tenait la lettre qui disait : « Je pars après-demain et je serai là samedi soir. » Mais que ferait-il, une fois de retour, quel parti allait-il prendre pour la suite de sa vie si tristement changée ?… Dans ses lettres, il s’était obstiné à n’en point parler.
D’ailleurs, tout avait tourné contre elle. Les fermiers, ses locataires d’en bas, venaient de quitter Etchézar, laissant l’étable vide, la maison plus solitaire, et naturellement son modeste revenu s’en trouvait diminué beaucoup. De plus, dans un placement inconsidéré, elle avait perdu une partie de l’argent donné par l’étranger pour son fils. Vraiment, elle était une mère par trop maladroite, compromettant de toute façon le bonheur de son Ramuntcho bien-aimé, – ou plutôt, elle était une mère sur qui la justice d’en haut s’appesantissait aujourd’hui pour sa faute passée… Et tout cela l’avait vaincue, tout cela avait hâté et aggravé cette maladie que le médecin, appelé trop tard, ne réussissait plus à enrayer.
Donc, maintenant, pour attendre le retour de ce fils, elle était la, étendue sur son lit, et brûlante d’une grande fièvre.
II
Il revenait, lui, Raymond, après ses trois années d’absence, congédié de l’armée dans cette ville du nord où son régiment tenait garnison. Il revenait le cœur en désarroi, le cœur en tumulte et en détresse.
Son visage de vingt-deux ans avait bruni sous les ardents soleils ; sa moustache, maintenant très longue, lui donnait un air de noblesse fière. Et, sur le parement du costume civil qu’il venait d’acheter, s’étalait le ruban glorieux de sa médaille.
À Bordeaux, où il était arrivé après une nuit de voyage, il avait pris place, avec déjà une émotion, dans ce train d’Irun qui descend en ligne directe vers le sud, à travers la monotonie des landes interminables. Près d’une portière de droite, il s’était installé pour voir plus tôt s’ouvrir le golfe de Biscaye et se dessiner les hautes terres d’Espagne.
Puis, vers Bayonne, il avait tressailli en apercevant les premiers bérets basques, aux barrières, les premières maisons basques dans les pins et les chênes-lièges.
Et à Saint-Jean-de-Luz enfin, en mettant pied à terre, il s’était senti comme un homme ivre… D’abord, après ces brumes et ces froids déjà commencés dans la France septentrionale, c’était l’impression subite et voluptueuse d’un climat plus chaud, la sensation d’entrer dans une serre. Il y avait fête de soleil, ce jour-là ; le vent de sud, l’exquis vent de sud soufflait, et les Pyrénées s’enlevaient en teintes magnifiques sur le grand ciel libre. De plus, des filles passaient, dont le rire sonnait le Midi et l’Espagne, qui avaient l’élégance et la grâce désinvolte des Basquaises, – et qui, après les lourdes blondes du Nord, le troublaient encore plus que toutes ces illusions d’été… Mais promptement il retomba sur lui-même : à quoi donc pensait-il, de se laisser reprendre au charme d’ici, puisque ce pays retrouvé était pour lui vide à tout jamais ? En quoi cela pouvait-il changer son infinie désespérance, cette désinvolture si tentante des filles, toute cette ironique gaîté du ciel, des êtres et des choses ?…
Non ! rentrer chez lui plutôt, regagner son village, embrasser sa mère !…
Comme il l’avait prévu, la diligence qui dessert chaque jour Etchézar était déjà partie depuis deux heures. Mais sans peine il ferait à pied cette longue route, du reste si familière, et ainsi, il arriverait quand même ce soir, avant la nuit close.
Il alla donc s’acheter des espadrilles, la chaussure de ses courses d’autrefois. Et, de son pas rapide de montagnard, à longues enjambées nerveuses, il s’enfonça tout de suite au cœur du pays silencieux, par des routes qui étaient pour lui remplies de souvenirs.
Novembre finissait, dans un tiède rayonnement de ce soleil qui s’attarde toujours très longtemps ici, sur les pentes pyrénéennes. Depuis des jours, dans le pays basque, durait ce même ciel lumineux et pur, au-dessus des bois à demi effeuillés, au-dessus des montagnes rougies de la teinte ardente des fougères. Au bord des chemins, montaient de hautes graminées, comme au mois de mai, et de grandes fleurs en ombelle qui se trompaient de saison ; dans les haies, des troènes, des églantiers avaient refleuri, au bourdonnement des dernières abeilles ; et on voyait voler de persistants papillons, à qui la mort avait fait grâce de quelques semaines.
Les maisons basques émergeaient çà et là des arbres, – très élevées, le toit débordant, très blanches dans leur vieillesse extrême, avec leurs auvents bruns ou verts, d’un vert ancien et fané. Et partout, sur leurs balcons de bois, séchaient les citrouilles jaune d’or, les gerbes de haricots roses ; partout, sur leurs murs, s’étageaient, comme de beaux chapelets de corail, des guirlandes de piments rouges : toutes les choses de la terre encore féconde, toutes les choses du vieux sol nourricier, amassées ainsi suivant l’usage millénaire, en prévision des mois assombris où la chaleur s’en va.
Et, après les brumes de l’automne du Nord, cette limpidité de l’air, cet ensoleillement méridional, chaque détail revu de ce pays, éveillaient dans l’âme complexe de Ramuntcho des vibrations infinies, douloureusement douces.
C’était la saison tardive où l’on coupe ces fougères qui forment la toison des coteaux roux. Et de grands chariots à bœufs, qui en étaient remplis, roulaient tranquillement, au beau soleil mélancolique, vers les métairies isolées, laissant au passage la traînée de leur senteur. Très lentes, par les chemins de montagne, s’en allaient ces charges énormes de fougères ; très lentes, avec des tintements de clochettes. Les bœufs attelés, indolents et forts, – coiffés tous de la traditionnelle peau de mouton couleur de bête fauve qui leur donne l’air de bisons ou d’aurochs, – traînaient ces chariots lourds, dont les roues sont des disques pleins, comme celles des chars antiques. Les bouviers, le long bâton à la main, marchaient devant, toujours sans bruit, en espadrilles, la chemise de coton rose découvrant la poitrine, la veste jetée à l’épaule gauche – et le béret de laine très enfoncé sur une face rasée, maigre, grave, à laquelle la largeur des mâchoires et des muscles du cou donne une expression de solidité massive.
Ensuite, il y avait des intervalles de solitude, où l’on n’entendait plus, dans ces chemins, que le bourdonnement des mouches, à l’ombre jaunie et finissante des arbres.
Ramuntcho les regardait, ces rares passants qui croisaient sa route, s’étonnant de ne pas encore rencontrer quelqu’un de connu qui s’arrêterait à lui. Mais, point de visages familiers, non. Et point d’effusion avec des amis retrouvés ; rien que de vagues bonjours, échangés avec des gens qui se retournaient un peu, croyant l’avoir vu jadis, mais ne se rappelaient plus bien et, tout de suite, se replongeaient dans l’humble rêve des champs… Et il sentait plus accentuées que jamais les différences premières entre lui et ces gens de labour.
Là-bas cependant, en voici venir, un de ces chariots, dont la gerbe est si grande que les branches des chênes l’accrochent au passage. Devant, chemine le conducteur, au regard de résignation douce, large garçon paisible, roux comme les fougères, roux comme l’automne, avec une fourrure rousse embroussaillée sur sa poitrine nue ; il marche d’une allure souple et nonchalante, les bras étendus en croix le long de son aiguillon à bœufs, qu’il a posé en travers sur ses épaules. Ainsi, sans doute, au flanc de ces mêmes montagnes, marchaient ses ancêtres, laboureurs et bouviers comme lui depuis des siècles sans nombre.
Et celui-là, à l’aspect de Ramuntcho, touche ses bœufs au front, les arrête d’un geste et d’un petit cri de commandement, puis vient au voyageur en lui tendant ses braves mains… ■ (À suivre)