Florentino ! un Florentino très changé, ayant plus de carrure encore, tout à fait homme à présent, avec je ne sais quoi de définitivement assuré et épanoui.
Ils s’embrassent, les deux amis. Ensuite, ils se dévisagent en silence, gênés tout à coup par le flot des souvenirs qui remontent du fond de leur âme et qu’ils ne savent ni l’un ni l’autre exprimer ; Raymond, pas mieux que Florentino, car, si son langage est infiniment plus formé, la profondeur et le mystère de ses pensées sont aussi bien plus insondables.
Et cela les oppresse, de concevoir des choses qu’ils sont impuissants à dire ; alors leurs regards embarrassés se reportent distraitement sur les beaux grands bœufs en arrêt :
– Ils sont à moi, tu sais, dit Florentino… Il y a deux ans, je me suis marié… Ma femme a de l’ouvrage de son côté… Et, en travaillant… nous commençons à être assez bien chez nous… Oh ! ajoute-t-il, avec son orgueil de naïf, j’en ai encore une autre paire de bœufs comme ça, à la maison !
Puis, il se tait, devenu rose tout à coup sous son hâle de soleil, car il a ce tact qui vient du cœur, que les plus humbles possèdent souvent par nature, mais qu’en revanche l’éducation ne donne jamais, même aux gens du monde les plus affinés : considérant le retour désolé de Ramuntcho, sa destinée brisée, sa fiancée ensevelie là-bas chez les nonnettes noires, sa mère mourante, il a peur d’avoir été déjà cruel en étalant trop son bonheur à lui.
Alors, le silence revient ; ils se regardent encore un instant avec de bons sourires, ne trouvant point de paroles. D’ailleurs, entre eux deux, l’abîme des conceptions différentes s’est creusé davantage en ces trois années. Et Florentino, touchant de nouveau ses bœufs au front, les remet en marche avec un petit appel de la langue, serrant bien fort la main de son ami :
– On se reverra, n’est-ce pas ? On se reverra ?
Et le bruit des clochettes de son attelage se perd bientôt dans le calme du chemin plus ombreux où commence à décroître la chaleur du jour…
« Allons, il a réussi sa vie, celui-là ! » pense lugubrement Ramuntcho, en continuant de marcher sous les branchages d’automne…
La route qu’il suit monte toujours, ravinée çà et là par des sources et quelquefois traversée par les grosses racines des chênes.
C’est bientôt qu’Etchézar va lui apparaître et, avant même qu’il l’ait vu, voici que l’image s’en précise de plus en plus en lui-même, rappelée et avivée dans sa mémoire par l’aspect des alentours.
Son pas s’accélère et son cœur a des battements plus forts.
Vide à présent, tout ce pays-là, où Gracieuse n’est plus, vide et triste à parcourir comme une demeure aimée quand la grande Faucheuse y a passé !… Et pourtant Ramuntcho, au fond de lui-même, ose songer que, dans quelque petit couvent par là-bas, sous le béguin d’une nonne, les chers yeux noirs existent toujours et qu’il pourra au moins les revoir ; qu’une prise de voile, en somme, ce n’est pas tout à fait comme la mort, et que peut-être le dernier mot de la destinée n’est pas dit à jamais… Car, en y réfléchissant, qui a pu changer ainsi l’âme de Gracieuse, autrefois si uniquement abandonnée à lui ?… Oh ! de terribles pressions étrangères, pour sûr… Et alors, en se revoyant face à face, qui sait ?… En se reparlant, les yeux dans les yeux ?… Mais quoi, cependant, que pourrait-il bien espérer d’un peu raisonnable et possible ?… Est-ce qu’on a jamais vu, au pays, une religieuse faillir à ses éternels vœux pour suivre un fiancé ? Et d’ailleurs, où iraient-ils bien vivre ensemble, après, quand les gens s’écarteraient d’eux, les fuiraient comme des renégats ?… Aux Amériques peut-être, et encore !… Et comment l’aborder et la reprendre, dans ces blanches maisons de mortes où les sœurs habitent, éternellement surveillées et écoutées… Oh ! non, chimère irréalisable, tout cela… C’est bien fini, fini sans espoir !…
Ensuite, la tristesse, qui lui vient de Gracieuse, pour un moment s’oublie, et il ne sent plus qu’un élan de tout son cœur vers sa mère : vers sa mère qui lui reste, elle, qui est là, très près, un peu bouleversée sans doute par le joyeux trouble de l’attendre.
Et maintenant, sur la gauche de sa route, voici un humble hameau, à demi noyé dans les hêtres et les chênes, avec sa chapelle ancienne, – et avec son mur pour le jeu de pelote, sous de très vieux arbres, au croisement de deux sentiers. Aussitôt, dans la tête jeune de Raymond, le cours des pensées change encore : ce petit mur au faîte arrondi, recouvert d’un badigeon de chaux et d’ocre, éveille tumultueusement en lui des pensées de vie, de force et de joie ; avec une ardeur d’enfant, il se dit que demain il pourra s’y remettre, à ce jeu des Basques, qui est une griserie de mouvement et de rapide adresse ; il songe aux grandes parties des dimanches après vêpres, à la gloire des belles luttes avec les champions d’Espagne, à tout cela qui lui a tant manqué pendant ses années d’exil et dont il va faire son avenir à présent… Mais c’est un instant bien court, et la désespérance mortelle revient le heurter au front : ses triomphes sur les places. Gracieuse ne les verra pas ; alors, mon Dieu, à quoi bon !… Sans elle, toutes choses, même celles-ci, retombent décolorées, inutiles et vaines, n’existent seulement plus…
Etchézar !… Etchézar, qui se découvre là-bas tout à coup à un tournant du chemin !… C’est dans une lueur rouge, comme une image de fantasmagorie, éclairée à dessein d’une façon spéciale au milieu de grands fonds d’ombre et de soir. Il est l’heure du couchant. Autour du village isolé, que surmonte le vieux clocher lourd, un dernier faisceau de rayons trace un halo couleur de cuivre et d’or, tandis que des jeux de nuages – et une obscurité géante émanée de la Gizune – assombrissent les terres amoncelées au-dessus et au-dessous, l’amas des coteaux bruns, colorés par la mort des fougères…
Oh ! la mélancolique apparition de patrie, au soldat qui revient et qui ne retrouvera plus de fiancée !…
Trois ans passés, depuis qu’il s’en était allé d’ici… Or, trois ans, – si c’est, hélas ! un rien fugitif plus tard dans la vie, – à son âge, c’est encore un abîme de temps, une période qui change toutes choses. Et, après cet exil si long, combien ce village, qu’il adore cependant, lui réapparaît diminué, petit, muré dans les montagnes, triste et perdu !… Au fond de son âme de grand garçon inculte, recommence, pour le faire davantage souffrir, le combat de ces deux sentiments d’homme trop affiné, qui sont un héritage de son père inconnu : un attachement presque maladif à la demeure, au pays de l’enfance, et un effroi de revenir s’y enfermer, quand on sait qu’il existe par le monde de si vastes et libres ailleurs…
… Après la chaude après-midi, voici que l’automne s’indique maintenant par la chute hâtive du jour, avec tout à coup une fraîcheur montant des vallées d’en-dessous, une senteur de feuilles mourantes et de mousse. Et alors les mille détails des précédents automnes du pays basque, des novembres d’autrefois, lui reviennent très précis : les froides tombées de nuit succédant aux belles journées de soleil ; les brumes tristes apparaissant avec le soir ; les Pyrénées confondues parmi des vapeurs d’un gris d’encre, ou bien, par places, découpées en noires silhouettes sur un pâle ciel d’or ; autour des maisons, les tardives fleurs des jardins, que les gelées épargnent longtemps ici, et, devant toutes les portes, la jonchée de feuilles des platanes en berceau, la jonchée jaunie craquant sous les pas de l’homme qui rentre en espadrilles au gîte pour l’heure du souper… Oh ! le bien-être et l’insouciante joie de ses retours au logis, les soirs d’autrefois, après les journées de marche dans la rude montagne ! Oh ! la gaîté, en ce temps-là, des premières flambées d’hiver – dans le haut foyer fumeux orné d’une draperie de calicot blanc et d’une découpure de papier rose !… Non, à la ville, avec ces amas de maisons, d’intérieurs grouillants partout, on n’a plus la vraie impression de rentrer chez soi, de se terrer le soir à la manière primitive, comme ici, sous ces toits basques solitaires au milieu de la campagne, avec tout le grand noir alentour, le grand noir frissonnant des feuillées, le grand noir changeant des nuages et des cimes… Mais aujourd’hui, ses dépaysements, ses voyages, ses conceptions nouvelles lui ont amoindri et gâté sa demeure de montagnard ; il va, sans doute, la retrouver presque désolée, en songeant surtout que sa mère n’y sera pas toujours – et que Gracieuse n’y sera jamais plus.
Son pas s’accélère encore, dans la hâte d’embrasser sa mère ; il contourne, sans y entrer, son village, pour gagner sa maison écartée, par un chemin qui domine la place et l’église ; en passant vite, il regarde tout avec un trouble inexprimable. De la paix, du silence planent sur cette petite paroisse d’Etchézar, cœur du pays basque français et patrie de tous les pelotaris fameux du passé – lesquels sont devenus de lourds grands-pères, ou bien des morts à présent. L’immuable église, où sont restés ensevelis ses rêves de foi, s’entoure des mêmes cyprès obscurs, comme une mosquée. La place du jeu de paume, tandis qu’il chemine rapidement au-dessus, s’éclaire d’un peu de soleil encore, d’un rayon finissant, très oblique, vers le fond, vers le mur que surmonte l’inscription des anciens temps, – tout comme le soir de son premier grand succès, il y a quatre années, quand, parmi la joyeuse foule, Gracieuse se tenait là en robe bleue, elle qui est devenue une nonnette noire aujourd’hui… Sur les gradins déserts, sur les marches de granit où l’herbe pousse, trois ou quatre vieillards sont assis, qui jadis étaient les vaillants du lieu et que leurs souvenirs ramènent sans cesse là, pour causer à la fin des journées, pendant que le crépuscule descend des cimes, envahit la terre, semble émaner et tomber des Pyrénées brunes… Oh ! les gens qui habitent ici, dont la vie s’écoule ici ; oh ! les petites auberges à cidre, les petites boutiques simplettes, et les surannées petites choses – apportées des villes, des ailleurs – qu’on y vend aux montagnards d’alentour !… ■ (À suivre)