Vivre, sans variation ni trêve jusqu’à la fin, entre les murs blancs d’une cellule toujours pareille, tantôt ici, tantôt ailleurs, au gré d’une volonté étrangère, dans l’un quelconque de ces humbles couvents de village auquel on n’a même pas le loisir de s’attacher. Sur cette terre, ne rien posséder et ne rien désirer, ne rien attendre, ne rien espérer. Accepter comme vides et transitoires les heures fugitives de ce monde, et se sentir affranchi de tout, même de l’amour, autant que par la mort… Le mystère de telles existences est bien pour demeurer à jamais inintelligible à ces jeunes hommes qui sont là, faits pour la bataille de chaque jour, beaux êtres d’instinct et de force, en proie à tous les désirs ; créés pour jouir de la vie et pour en souffrir, pour l’aimer et pour la propager…
O crux, ave, spes unica !… On ne les voit plus, elles sont rentrées dans leur petit couvent solitaire.
Les deux hommes n’ont même pas échangé un mot sur leur entreprise abandonnée, sur la cause mal définie qui a mis pour la première fois leur courage en défaut ; ils éprouvent, l’un vis-à-vis de l’autre, presque une honte de leur subite et insurmontable timidité.
Un instant leurs têtes fières étaient restées tournées vers les nonnes lentement fuyantes ; à présent ils se regardent à travers la nuit.
Ils vont se séparer, et probablement pour toujours : Arrochkoa remet à son ami les guides de la petite voiture que, suivant sa promesse, il lui prête :
– Allons, mon pauvre Ramuntcho !… dit-il sur le ton d’une commisération à peine affectueuse.
Et la fin inexprimée de sa phrase signifie clairement : « Va-t’en, puisque tu as manqué ton coup ; et moi, tu sais, il est l’heure où les camarades m’attendent… »
Raymond, lui, allait de tout son cœur l’embrasser pour le grand adieu, – et, dans cette étreinte avec le frère de la bien-aimée, il aurait pleuré sans doute de bonnes larmes chaudes qui, pour un moment au moins, l’auraient un peu guéri.
Mais non, Arrochkoa est redevenu l’Arrochkoa des mauvais jours, le beau joueur sans âme, que les choses de hardiesse intéressent seules. Distraitement, il touche la main de Ramuntcho :
– Eh bien donc, au revoir !… Bonne chance là-bas !…
Et, de son pas silencieux, il s’en va retrouver les contrebandiers, vers la frontière, dans l’obscurité propice.
Alors Raymond, seul au monde à présent, enlève d’un coup de fouet le petit cheval montagnard, qui file avec son bruit léger de clochettes… Ce train qui doit passer à Aranotz, ce paquebot qui va partir de Bordeaux… un instinct le pousse encore à ne pas les manquer. Machinalement il se hâte, sans plus savoir pourquoi, comme un corps sans âme qui continuerait d’obéir à une impulsion ancienne, et, très vite, lui qui pourtant est sans but et sans espérance au monde, il s’enfonce dans la campagne sauvage, dans l’épaisseur des bois, dans tout ce noir profond de la nuit de mai que les nonnes, de leur haute fenêtre, voient alentour…
Pour lui, c’est fini du pays, fini à jamais ; fini des rêves délicieux et doux de ses premières années. Il est une plante déracinée du cher sol basque, et qu’un souffle d’aventure emporte ailleurs.
Au cou du cheval, gaîment les clochettes sonnent, dans le silence des bois endormis ; la lueur de la lanterne, qui court empressée, montre au fuyard triste des dessous de branches, de fraîches verdures de chênes ; au bord du chemin, les fleurs de France ; de loin en loin, les murs d’un hameau familier, d’une vieille église, – toutes les choses qu’il ne reverra jamais, si ce n’est peut-être dans une douteuse et très lointaine vieillesse…
En avant de sa route, il y a les Amériques, l’exil sans retour probable, l’immense nouveau plein de surprises et abordé maintenant sans courage : toute une vie encore très longue, sans doute, pendant laquelle son âme arrachée d’ici devra souffrir et se durcir là-bas ; sa vigueur, se dépenser et s’épuiser qui sait où, dans des besognes, dans des luttes inconnues…
Là-haut, dans leur petit couvent, dans leur petit sépulcre aux murailles si blanches, les nonnes tranquilles récitent leurs prières du soir…
O crux, ave, spes unica ! ■ (FIN)