Cette tribune est parue dans Le Figaro d’hier mardi 30.07. Nous suivons les publications de Bérénice Levet depuis plusieurs années. Elles sont en effet une contribution appréciable à l’œuvre de préservation de la civilisation dont nous sommes héritiers et même, de la nature dont nous sommes faits. JSF P.S. Pour mieux connaître Bérénice Levet, nous reprendrons demain la vidéo de son entretien de novembre 2022 avec Yvan Rioufol sur CNews.
.
TRIBUNE – Dans un texte dense, la philosophe et essayiste décrypte le message de la cérémonie d’ouverture des JO au-delà du déni et des dérobades des organisateurs. Elle regrette la volonté de ces derniers de faire table rase de notre héritage historique et culturel, et déplore la promotion des identités particulières au risque de hâter la fragmentation communautaire de la France.
Bérénice Levet est professeur à l’IPC, Facultés libres de philosophie. Dernier livre paru : « Le Courage de la dissidence » (L’Observatoire, 2022).
Somme toute, Philippe de Villiers ne devrait-il pas se réjouir du « tableau » que l’escale à la Conciergerie inspira à Thomas Jolly et aux siens ? Même au Puy du Fou, je doute que l’on donne à voir, et à entendre, une version aussi sanglante, aussi effrayante, aussi vociférante de la Révolution française ! La Conciergerie, antichambre de la guillotine, des bûchers partout allumés le long de la façade du monument, une musique métallique, et une Marie-Antoinette, à l’image de saint Denis, tenant sa tête entre ses mains. À croire que Thomas Jolly et Patrick Boucheron avaient lu Philippe Muray, et entendaient panser son dépit, lui qui reprochait au Bicentenaire de 1789 orchestré par Jean-Paul Goude – référence absolue pour Patrick Boucheron – d’avoir occulté le caractère sanglant de la Révolution et de n’avoir retenu que les droits de l’homme !
Quel formidable aveu : au commencement de notre monde égalitaire, fraternitaire, bref progressiste, une décapitation, d’une femme qui plus est !
Et ce joyeux massacre, cette table rase, de manière insidieuse, nos gentils organisateurs ont décidé de le continuer. Chacun de leurs tableaux superposait la France d’hier, dont les monuments sont les vivants témoins, et qui s’obstine, à travers eux, à demeurer, et celle d’aujourd’hui, mais surtout celle que Thomas Jolly et son équipe s’impatientent de ne pas voir définitivement advenir.
Un grand supermarché
Les monuments parisiens étaient présents, incontestablement. Mais comme simples décors sur lesquels se détachaient les vivants. Un passé qui n’oblige à rien, un passé à notre disposition, un passé devant lequel on ne s’agenouille surtout pas. Le « tableau » mettant en scène des trans et représentant la Cène, le dernier repas du Christ, a scandalisé – le traitement réservé au christianisme n’était-il pas déjà annoncé par l’affiche des JO effaçant la croix de la coupole des Invalides ? Les évêques se sont indignés, nombre de pays étrangers aussi, mais de quoi Thomas Jolly et son équipe ne se sont-ils pas joués ? Notre histoire n’est guère qu’un grand supermarché dans lequel ils ont puisé à loisir. Tout était conjugué au présent.
Pourquoi avons-nous ce besoin et ce goût des monuments ? Précisément parce qu’ils ont triomphé des offenses du temps.
Or, qu’est-ce qui fait la saveur d’une ville comme Paris, qui fut, rappelons-le, la première cité instituée comme capitale, sinon son épaisseur historique, temporelle ? Les orchestrateurs du spectacle ne goûtent guère le dépaysement temporel. Ils souffrent de ce que T. S. Eliot appelait « un provincialisme non de l’espace, mais du temps, pour lequel le monde est la propriété des seuls vivants, propriété où les morts n’ont pas de part ».
L’idée était belle de suivre le fil de la Seine, de replacer au centre de l’intrigue ce fleuve, qui est en effet au commencement de Paris (relisons Vidal de La Blache), d’instituer les ponts comme autant de scansions sur cette traversée de la capitale et de mettre en majesté les monuments, ces monuments qui donnent à Paris son épaisseur historique. Qu’est-ce que Notre-Dame de Paris pour Christopher Newman, le héros de l’Américain de Henry James, sinon précisément cette dimension qui manque à l’Amérique, la profondeur temporelle ?
Mais, de toute évidence, la Seine plaisait davantage aux têtes pensantes du spectacle comme métaphore héraclitéenne du « tout passe, rien ne dure » que comme pierre de fondation, si je puis dire, de notre histoire. Or, pourquoi avons-nous ce besoin et ce goût des monuments ? Précisément parce qu’ils ont triomphé des offenses du temps, parce qu’ils donnent, à nous, créatures éphémères, et singulièrement à nous, « société liquide », comme dirait Zygmunt Bauman, l’assurance que tout ne meurt pas sur les saisons, qu’après nous ce ne sera pas le déluge. « Si nous n’étions installés au milieu d’objets qui par leur durée peuvent servir et permettre d’édifier un monde dont la permanence s’oppose à la vie, cette vie ne serait pas humaine », écrivait Hannah Arendt. À la différence de notre philosophe, Thomas Jolly, Patrick Boucheron et leurs compères n’ont manifestement que faire de la fragilité humaine et passent par pertes et profits, quand ils ne conspuent pas, le besoin de continuité historique.
Boucheron ne cesse de le répéter : il se méfie de l’histoire (Franceinfo, 17 juillet) « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », exhortait-on en 1968. Patrick Boucheron défile toujours sous cette bannière, et son objectif était d’« entraîner » – le mot est de lui (matinale de France Inter du 28 juillet) – le peuple français tout entier. « Affirmer crânement, énergiquement que c’est comme ça qu’on va vivre ensemble. Comme ça. Avec ça, avec ce passé-là, avec ces monuments-là, avec cette beauté, cette beauté qu’on ne veut pas intimidante, et une nation, oui, une nation parce qu’on est fiers, aussi : on a restauré, pour nous, intimement, une fierté pour ce pays. Pas pour son identité, mais pour son projet politique. C’est aller de l’avant, une histoire en mouvement. Je suis tellement heureux qu’on ait pu donner à voir ça aux jeunes. ça déchirait ! » Et, de fait, l’historien s’est mué ici en sociologue : il ne s’agissait plus que de ratifier, et de hâter, l’archipélisation de la France, son éclatement en communautés.
La singularité française
Je me demande si, entre deux maux, les déboulonneurs de nos statues et de nos monuments, au sens propre comme au sens figuré, ne sont pas moins dangereux et mortels pour l’avenir de notre pays que ces chantres d’une France purement nominale.
« Pas de culture française, des cultures en France », avait proclamé le candidat Macron. Au fond, quelque sept années plus tard, c’est à Thomas Jolly qu’il revenait de mettre en scène ce pluriel.
Ce spectacle offrait comme une synthèse des maux qui nous assaillent, cette incarcération dans la prison du présent et du moi, donc, et un relativisme triomphant rebaptisé « éclectisme » – le mot était dans la bouche et sous la plume de tous les laudateurs
Cette célébration clamait au monde entier, urbi et orbi, que nous autres, Français, nous ne savons plus que faire de notre histoire, de notre passé. Et, tristement, pour ceux, dont je suis, qui y sont attachés, nous proclamions que nous avions renvoyé au magasin des vieilleries, la singularité française. Que c’en était fini de l’exception française. Que, à notre tour, nous nous alignions sur un insipide modèle diversitaire. Que nous renonçons au magnifique et noble pari sur l’être humain que nous avons toujours fait, sur sa capacité de faire un pas de côté, de se quitter, de se libérer de lui-même, de son moi étroit afin d’être libre pour des réalités plus hautes que la sienne, celle de la nation dans laquelle il entre en naissant, dont il est appelé à devenir sociétaire et citoyen et qu’il aura à transmettre. Le ciment d’un peuple, c’est son histoire, ses figures historiques – la monarchie de Juillet et, à sa suite, la IIIe République, le savaient.
Ce spectacle offrait comme une synthèse des maux qui nous assaillent, cette incarcération dans la prison du présent et du moi, donc, et un relativisme triomphant rebaptisé « éclectisme » – le mot était dans la bouche et sous la plume de tous les laudateurs. La délicatesse de Ravel à égalité avec la brutalité de Gojira ; les informes Minions mis en regard de l’insondable Joconde. La chose avait été annoncée par l’affiche, une esthétique de bande dessinée, criarde, vociférante, volontiers puérile.
Ce n’était pas Paris, ce n’était pas l’esprit français qui étaient montrés et magnifiés, mais la France que nos organisateurs voudraient voir définitivement advenir, espérant, ils ne le dissimulent pas, que leur spectacle marquera un avant et un après : « Je ne sais pas si c’est une cérémonie historique, disait Patrick Boucheron, au lendemain des festivités. Je ne sais pas ce qu’une cérémonie peut faire à l’histoire, mais je sais que c’est important à un moment donné d’avoir un portrait ressemblant de l’époque, de l’endroit où l’on vit, de l’endroit où l’on va, surtout là où l’on veut aller. (…) On n’est pas obligés de tout comprendre dans le détail, mais on est emportés. Ça fera date C’est comme si on avait dit : “On est très nombreux à vouloir ça.” » En amont même de la cérémonie d’ouverture, Fanny Herrero, la scénariste, avait vendu la mèche : elle promettait « une immense manif courant sur 6 kilomètres ». (Le Monde, 17 juillet.)
Nous avons vu ce soir-là non pas une France unie, mais des identités posées les unes à côté des autres, des individus incarcérés dans la prison du présent et de leur petit moi, de leur identité de sexe, de genre
Unir, réunir, telle était une des ambitions de Thomas Jolly. Or, nous avons vu ce soir-là non pas une France unie, mais des identités posées les unes à côté des autres, des individus incarcérés dans la prison du présent et de leur petit moi, de leur identité de sexe, de genre, une Aya Nakamura enkystée dans une langue qu’elle seule peut déchiffrer. L’exact contraire du génie français. On va répétant que ce spectacle était un spectacle woke, assurément, mais, puisqu’il permet la dérobade et le déni, laissons le mot pour la chose et, s’ils sont honnêtes, Thomas Jolly et les siens ne pourront pas contester qu’il s’agissait bien de promouvoir la « diversité », les « identités » particulières – ce qui est l’enjeu même du wokisme ? Et le CIO, ce dimanche, présentant ses excuses à ceux qui avaient pu être choqués par certains tableaux, n’allait-il pas plaider la cause du maître d’œuvre en disant qu’il n’avait poursuivi d’autre fin que celle de prôner « la tolérance communautaire » ?
Notons au passage que ces apôtres de la diversité, de toute évidence, la fuient lorsqu’il s’agit de la vivre réellement, car pourquoi n’avoir pas sollicité par exemple Benoît Duteurtre, dont la disparition m’a bouleversée, et qui de Paris ne possédait pas seulement la lettre mais l’esprit, ou Nicolas d’Estienne d’Orves, auteur d’un formidable Dictionnaire amoureux de Paris.
Une suggestion à l’attention de ceux qui aspireraient à voir un Paris réellement magnifié, je recommanderai Midnight in Paris, de Woody Allen, magnifique hymne à notre capitale, mais aussi belle méditation sur la nostalgie. ■
Merci pour cette ouverture d’esprit: « Des identités étrangères qui s’opposent à l’identité unitaire de la gaule antique ». Cette unité des pensées que les rois de France et l’église chrétienne avaient réussit à améliorer, 1793 l’a t-elle détruite.
C’est à nous tous de le dire.
Car, les revoilà les sans culottes, oubliant tous ces gens morts, ils imposent les communautés du monde dans un espace Français fermé par des frontières naturelles; réussiront ils, peut être ans le monde urbain de la capitale qui ne manie que le packaging , mais surement pas dans le monde rural plus attaché aux traditions, au respect des anciens et aux espaces de liberté naturelle.
Peut encore accepter les images simplistes de la chrétienté dans ce monde moderne. Ou faut il être plus intellectuel et essayer de comprendre le message subliminal laissé par les écrits il y a deux mille ans .
Le chrétien n’est un être soumis , il doit penser et chercher à comprendre le message et il doit aussi l’imposer si nécessaire.
C’est là un très bel article en effet. Merci à Bérénice LEVET et à JSF !
Merci pour cette analyse qui va au fond des choses.