Il faut être reconnaissants à Jean-François MATTEI, avons-nous dit, d’avoir écrit « Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne ». Et, en effet, il faut lire et relire ce livre, le méditer, en faire un objet de réflexion et de discussions entre nous. Il dit, un grand nombre de choses tout à fait essentielles sur la crise qui affecte notre civilisation – et, bien-sûr, pas seulement la France – dans ce qu’elle a de plus profond.
Ce livre nous paraît tout à fait essentiel, car il serait illusoire et vain de tenter une quelconque restauration du Politique, en France, si la Civilisation qui est la nôtre était condamnée à s’éteindre et si ce que Jean-François MATTEI a justement nommé la barbarie du monde moderne devait l’emporter pour longtemps.
C’est pourquoi nous publierons, ici, régulièrement, à compter d’aujourd’hui, et pendant un certain temps, différents extraits significatifs de cet ouvrage, dont, on l’aura compris, fût-ce pour le discuter, nous recommandons vivement la lecture.
la culture de l’âme
Dans son bel essai sur l’identité de la culture européenne, Europe, la voie romaine, Rémi Brague établit de façon convaincante que l’Europe s’est pensée, depuis les Romains, sur le modèle de la secondarité culturelle. La civilisation romaine a pris en effet conscience d’elle, au cours de sa longue histoire, à partir de l’opposition tranchée entre la Romania et la Barbaria. On le voit clairement, et rétroactivement, dans les Rerum gestarum libri XXXI d’Ammien Marcellin. Le dernier grand historien romain reconnaît dans la défaite de Rome en août 378 contre les goths –« une foule de gueux épouvantables »- la fin de la civilisation vaincue par les Barbares. L’Orbis romanus se réclamait en effet de l’instauratio de l’humanité entière, non pas son « instauration », mais sa « restauration », c’est-à-dire la célébration de l’acte initial d’apparition de l’homme arraché à son animalité primitive. L’instauratio romaine de l’humanité, assimilée à la raison universelle, témoigne de sa dépendance à l’égard de la Grèce qu’elle avait pourtant vaincue par les armes. Mais le vainqueur ne put restaurer la splendeur grecque, par l’imitation des lettres et des arts, qu’en instaurant un nouvel espace de culture qui portera plus tard le nom d’ « humanisme », une notion inconnue des Grecs. Rémi Brague souligne le double versant de cette secondarité qui animera l’Europe au cours de son histoire : : « Être « romain », c’est avoir en amont de soi un classicisme à imiter, et en aval de soi une barbarie à soumettre… Être « romain », c’est se percevoir comme Grec par rapport à ce qui est barbare, amis tout aussi bien barbare par rapport à ce qui est Grec » (1).
Curieusement, et nous revenons à la jonction initiale des deux principaux courants de la culture européenne, c’est l’enseignement chrétien qui prendra le relais de la philosophie grecque en approfondissant la notion d’homme intérieur. Saint Paul, tout en refusant la sagesse du monde que Dieu a frappé de folie, annonce que Dieu habite en chacun des hommes comme dans un sanctuaire. Il n’y a plus désormais de Juif ni de Grec, d’esclave ni d’homme libre, d’homme ni de femme, mais des enfants de Dieu identifiés au Christ qui est, selon l’Epître aux Colossiens, « tout et en tout » (1). Paul appelle alors celui qui s’appréhende lui-même selon la loi de Dieu, qui est la loi de son intelligence et non la loi du péché, un « homme intérieur » ; la même expression revient dans plusieurs épîtres pour désigner le nouvel être spirituel créé par le baptême (2). L’image de ce sanctuaire intérieur, d’une ampleur infinie, que l’homme creuse au fond de lui quand il fait la découverte de Dieu, sera amplifiée par Saint Augustin ; Dieu, interior intimo meo, « plus intérieur que ma propre intimité », lui apparaît au livre XII des Confessions sous la triple forme psychologique de l’être, de l’intelligence et de la volonté.
(1) : Paul, Colossiens 3, 11.
(2) : Paul, Romains 7, 22 ; 2 Corinthiens 4, 16 ; Ephésiens 3, 16 ; cf. 1 Pierre 3,4.
-extrait n° 23 : pages 226/227.
(C’est reconnaître que) la pure présence à soi, dans l’écoulement indifférent de la vie, abolit tout horizon de signification en aveuglant le regard que l’on porte sur le monde. Selon le mot d’Ernst Bloch, dans Traces, « laissés à nous-mêmes, nous sommes encore vides » (1). Une telle vacuité, ou une telle vanité d’existence, est brillamment mise en scène par Gilles Lipovetsky dans L’Ere du vide. Prenant acte de l’ébranlement des mœurs et de la révolution individualiste de la seconde moitié du XXème siècle à travers la désaffection politique, l’érosion des autorités, la désagrégation des personnalités et l’émergence des valeurs hédonistes, l’auteur dresse le portrait éclaté d’une société désenchantée dans laquelle « la désubstantialisation post-moderne » fait bon ménage avec « la logique du vide ». La thèse centrale de l’ouvrage est présentée avec la froideur du diagnostic : « c’est désormais le vide qui nous régit ». Le lecteur assiste alors à une série étourdissante de variations kaléidoscopiques sur la séduction des apparences qui abolit les identités, le désinvestissement des valeurs qui cultive les indifférences, la stratégie narcissique du vide qui évacue les significations, la déconstruction post-moderne qui détruit la créativité artistique, la société de dérision qui parodie les modèles transcendants et les violences urbaines qui imposent un régime de barbarie à une époque suicidogène.
Là où la tragique révélait la plénitude de la condition humaine et l’apocalypse de la fin des temps, le « vide sans tragique ni apocalypse » (2) déréalise le monde et déserte le sens. Notre époque illustre ad nauseam la sentence de Nietzsche dans le Zarathoustra : « Le désert croît. Malheur à celui qui recèle un désert ! »(3) Ce à quoi répond Lipovetsky en assurant au nomadisme contemporain que « le désert est devant nous, à inscrire parmi les grandes conquêtes à venir ». En conséquence, les multiples traits de cette société hédoniste dans laquelle le Moi, bien que comblé d’informations, devient « un miroir vide » (4), concourent à évoquer le mirage de ce désert intérieur.
(1) : E. Bloch, Traces (1930), Paris, Gallimard, 1968, page 7.
(2) : G. Lipovetsky, L’Ere du vide (1983), Paris, Gallimard, « Folio », 1993, page 16.
(3) : F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, 16 « Parmi les filles du désert », page 348.
(4) : G. Lipovetsky, L’Ere du vide, pages 64 et 69. Souligné par l’auteur.
Extrait n° 24 : pages 285/286.
Allan Bloom rejoint les propos de Kosic et de Claudel quand il écrit que l’âme humaine doit avoir une structure de cathédrale gothique. Tout repose en effet en Europe, chez Platon et chez Kant, chez Bach, Cézanne ou Klee, sur l’architectonique de l’œuvre qui articule le regard aux ogives, les ogives à la voûte, la voûte au vitrail et le vitrail à Dieu dans la structure diaphane de la lumière. Kosic retrouve ici naturellement le souci platonicien de l’âme qui permet de sortir de l’envoûtement de la caverne vers son ouverture afin de parvenir, « dans ce passage transcendant », à fonder le monde. Et le philosophe tchèque de faire appel à la fois à Platon et à Heidegger, aux deux bouts de l’Europe, pour repenser l’harmonie d’un monde où les noces de la terre et du ciel, évoquées par Camus un soir de ruines romaines, célèbrent la communion des hommes et des dieux. La culture de l’âme parvient alors, dans le travail de la terre, à vivre sous le ciel en compagnie des hommes et à honorer les dieux qui tournent vers eux leurs regards (1).
(1) : Kosic, La Crise des temps modernes, pages 149/188/199 et 234.
Extrait n° 25 : pages 291/292 (dernière page de l’œuvre).
Le philosophe brésilien Bento Prado Junior, qui avait attiré mon attention sur la gravure de Goya, discernait en elle l’image du nomadisme de notre époque perdue dans un labyrinthe sans issue (1). Pour parfaire son interprétation, il proposait de changer le titre de l’œuvre, No saben el camino, « Ils ne connaissent pas le chemin », en No sabemos el camino, « Nous ne connaissons pas le chemin ». Et il commentait ainsi le nouveau titre, en l’appliquant à notre situation actuelle :
« Si nous ne sommes pas capables de discerner les voies sur al surface de la Terre, c’est parce que nous en sommes pas capables de nous localiser, sur la Terre, entre le Ciel qui est au-dessus d’elle et l’Enfer qui –on le suppose- est en dessous. Justement, ce qui nous manque, c’est l’horizon. »
Je ne peux m’empêcher de penser, en lisant ces phrases, à la magnifique sentence de Georges Steiner tirée de l’un de ses premiers livres, Dans le château de Barbe-Bleue, qui éclaire la dualité de la condition humaine :
« N’avoir ni paradis, ni enfer, c’est se retrouver intolérablement privé de tout, dans un monde absolument plat » (2).
Quelques mois avant sa disparition, Bento Prado Junior ajoutait que ce nomadisme, voué à = »la recherche interminable de l’horizon » dans la vaste plaine de nos indifférences, ne se réduisait pas à la curiosité. Il nous entraîne dans une plus haute quête qui est toujours guidée, non par un visage aveugle, mais, disait el philosophe brésilien, « par un télos éthique ». Il reprenait ici, en un pays neuf éloigné de la vieille Allemagne, l’expression même de Husserl. Une telle fin révèle la hauteur essentielle de la culture européenne qui surplombe son horizon historique et lui donne son orientation. Nous pourrons connaître le chemin et nous délivrer de nos chaînes par une conversion du regard qui rend visible ce qui nous est tellement proche et que nous ne voyons plus. C’est à une telle conversion qu’amène la culture en nous permettant de retrouver chaque fois, selon une image plus ancienne, « le chemin qui conduit chez nous » (3).
(1) : Bento Prado Junior, « Gérard Lebrun et le devenir de la philosophie », Actes du Colloque de Nice « Brésil Brésils », Philosophie brésilienne et traditions françaises, J.-F. Mattéi, P. Guenancia et J.-J. Wunenburger éd., Lyon, Editions de l’Université Jean Moulin, 2008.
(2) : G. Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, page 67.
(3) : Platon, Philèbe , 62 b.
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